Enragée d'avoir été congédiée par la reine Anne et remplacée à la cour par Abigail Hill, sa cousine désargentée, la véritable Sarah Churchill en a nourri une rancœur indicible jusqu'à la fin de ses jours, au point de peindre dans ses mémoires un portrait peu flatteur de la reine, grande geignarde caractérielle, dirigeante inapte et lesbienne inavouée (n'avait-elle pas cédé aux avances scabreuses d'Abigail ?). L'histoire offrit à Sarah Churchill une revanche à la hauteur de ses espérances : jusqu'à ce que de sérieux travaux historiques soient entrepris récemment pour la réhabiliter, il était communément admis qu'Anne ne pouvait être que telle que sa meilleure amie l'avait connue et chroniquée. Et c'est ainsi qu'on l'a retrouve dans La Favorite, plaintive, névrosée et dépendante de son amie de toujours.
À la décharge de Yórgos Lánthimos, toutes les femmes de son film en prennent pour leur grade : Abigail Hill devient ainsi une manipulatrice de première classe en l'espace de quelques raccords, quand la réalité historique lui prête à elle aussi beaucoup plus de jugement et bien moins d'influence que le film. Ainsi, son affiliation politique aux Whigs ne tient pas tant de l'opportunisme que d'une véritable conviction (elle était opposée aux royalistes Tories) et d'une certaine forme d'affection (Robert Harley, âprement ridiculisé dans le film, était lui aussi son cousin). Ironie du sort : Sarah Churchill, quatre siècles après les faits, voit se retourner contre elle les rumeurs de saphisme qu'elle a répandues au sujet d'Anne et d'Abigail par pure amertume.
Les libertés prises avec les faits ne seraient d'aucun intérêt si elles ne soulignaient pas les intentions de Yórgos Lánthimos et une certaine misogynie à l'œuvre dans La Favorite. D'un côté, cette fresque à l'ampleur somme toute assez modeste tente de nous convaincre que derrière toute grande décision politique se cache une histoire de fesse (libre à chacun d'y voir un brillant commentaire sur nos dirigeants ou un lieu-commun rebattu), et d'un autre, elle prive justement ses protagonistes de leur intelligence. Renvoyées à des archétypes assez banals, de la grande hystérique à l'amoureuse éconduite, les héroïnes du film sont certes bien aidées par leur texte, cruel et bien troussé, mais peinent à gagner en épaisseur. Le propos est finalement tout bête : dans un monde où les hommes portent du maquillage, les femmes sont des monstres comme les autres. On a vu plus finaud.
La mise en scène ne donne pas plus dans la dentelle, et oscille entre déclinaison noire de Marie-Antoinette et parodie de Barry Lyndon. On a tout déjà vu ailleurs et en mieux, et sous ses airs rebelles (ralentis, grand-angle à foison et musique à fond les ballons), Yórgos Lánthimos ne donne pas grand chose d'effectivement incorrect à se mettre sous la dent, si ce n'est peut-être un téton entraperçu dans la pénombre d'une chambre royale. La rébellion polie de La Favorite est un autre de ses artéfacts décoratifs, à tel point que, en dépit de tous les coups bas qu'il donne à voir, le film peine à égaler la cruauté et la causticité du récent Love and Friendship de Whit Stillman.
La mise en scène de Yórgos Lánthimos a un mérite : elle souligne la méchanceté de son film dès qu'elle en a l'occasion, et surtout le plaisir que prennent Olivia Colman, Rachel Weisz et Emma Stone à l'incarner. La distribution est déjà une évidence : quoi de mieux qu'une américaine impétueuse pour venir embrouiller deux statures britanniques ? Mais c'est surtout le plaisir communicatif que prennent les interprètes, toutes brillantes, à faire et dire n'importe quoi qui sauve le film de la torpeur. Ce sont elles, et une poignées de moments plus denses et touchants (une rupture consommée douloureusement derrière une tapisserie ; la fin, qui laisse enfin pénétrer une certaine mélancolie et une véritable noirceur), qui font du film un peu plus qu'un simple Lolita malgré-moi en crinolines. Et c'est déjà un sacré compliment pour une entreprise aussi bancale.