La Forme de l’eau n’est pas dénué de défauts. Certaines personnes s’amuseront de dénicher chaque acte de niaiserie dans le long-métrage de Guillermo del Toro. D’autres relèveront, avec un malin plaisir, le manichéisme faussement apparent de ce film, tout en argumentant qu’il se situe dans l’ère du temps. S’il ne faut pas masquer les effets de la conjoncture actuelle dans la production d’une pièce artistique, dépouiller l’œuvre jusqu’à l’arête, de cette manière, ne semble pourtant pas pertinent tant cela conduit à minimiser des qualités indéniables à la partition cinématographique récompensée aux Oscars. Plus que les imperfections, que tout le monde, à l’exception des aveugles et des sourds, auront remarquées bien assez tôt, il convient de souligner la richesse strictement généreuse de La Forme de l’eau. Il est par conséquent utile de regarder le drame romantique du réalisateur mexicain en filtrant cette rivière salie d’erreurs narratives évidentes mais au goût tout à fait appréciable ; ainsi le visionnage les digère plus facilement, voire, les évacue dans le canal de l’oubli. Cela fait, l’ode amoureuse en devient plus mémorable, comme cette langueur caressante qui pénètre le cœur. La Forme de l’eau se remarque de bien des façons et tant de critiques partagent les mérites de la création aquatique de Guillermo del Toro. Elles manquent, cependant, de revenir sur un point essentiel du long-métrage, aussi visible que directement lisible : la question des sens. Certes, il est aisé de rappeler que La Forme de l’eau s’empare de la magie des sensations visuelles et auditives, et que celles-ci entourent la photographie poétiquement crasseuse de Dan Lausten. Or, il s’agit davantage d’un développement thématique que technique, et c’est par ailleurs sur cette donnée que se base la totalité de la critique, abordant la question fantastique du toucher, étroitement imbriquée à celle de la voix castratrice et du silence libérateur.



Touché, coulé :



Les mains et les doigts demeurent constamment mobilisés dans le long-métrage de Guillermo del Toro, pour dénuder de multiples pratiques, ou, tout simplement, pour exalter leurs nombreux caractères symboliques. User de ses mains, mouvoir leurs extrémités, restent, peut-être, des actes individuels comblant, bien souvent, une forme particulière de solitude. Cette dernière apparaît comme le centre existentiel des personnages interprétés par Sally Hawkins et Michael Shannon, l’un étant l’opposé, l’antithèse de l’autre. La compréhension de la première alimente paradoxalement celle du second. Le plus évident exercice reclus du toucher se montre, avec pudeur, dès la première séquence baladant le spectateur et la spectatrice dans l’appartement d’Élisa. Chaque matinée se voit rythmée par un agenda précis de petites actions du quotidien, dont celle d’abreuver, par l’usage de quelques doigts, les sources du plaisir solitaire. La première marque du toucher apparaît donc comme celle de la jouissance personnelle, ce dont est justement privé le colonel Richard Strickland, amputé, très tôt dans le film, de quelques uns de ses membres de la délicatesse, car il ne sait pas en faire preuve. Non seulement le personnage trompeusement tyrannique ne peut plus se satisfaire tout seul, mais il s’agit, aussi, de la cause de la solitude qu’il recherche et qu’il trouve enfin, dans l’épilogue, lorsqu’il s’arrache définitivement les pourritures accrochées à son corps. C’est d’ailleurs parce qu’il a manuellement engendré la souffrance de la créature que celle-ci le prive de ses instruments de pouvoir – dont celui du mariage. Le toucher ne sert donc pas uniquement à la félicité corporelle, il donne également satisfaction aux joies de la torture physique. L’isolement de Richard Strickland est d’autant plus identifiable quand il coïte son épouse à peine existante dans le mouvement tout sauf charnel. Le brutal animal devient, de fait, incapable de toucher, dans le sens sensoriel du terme, et surtout dans le sens émotionnel du terme, les deux étant conjointement liés. En outre, Giles, le voisin d’Élisa, éprouve, lui-aussi, les misères de l’isolement sentimental. En tant que dessinateur, celui-ci emploie fréquemment ses mains. Sachant que ce travail nécessite un enfermement mental complet, l’utilisation des doigts signale, de nouveau, l’expression, cette fois-ci totalement artistique, d’une démarche autonome. Ce ne serait pas étonnant que Guillermo del Toro se reconnaisse effectivement dans ce personnage à la carrière professionnelle ratée. De même, lors d’une séquence, Giles tente de se rapprocher, par l’intermédiaire du toucher, du serveur qui lui plaît. Malheur à celui ou celle qui touche l’intouchable ! La tentative se solde alors par un échec, car toucher, c’est ouvrir la plus grande part de soi-même, littéralement et métaphoriquement, et qu’il existe des individus proprement inatteignables car impalpables.


Puisque Élisa ne peut s’exprimer par la douceur d’une voix amoureuse, elle communique avec les autres grâce à ses mains. Des phrases explosent entre ses doigts, tant pour silencieusement hurler la colère qu’elle ressent à l’encontre du colonel Richard Strickland, que pour manifester l’amour qu’elle éprouve intimement pour l’homme aux écailles de poisson. Le son demeure éclipsé ; l’écoute se réalise finalement par la gestuelle. Plus généralement, les sens apparaissent bouleversés, parce que la relation ardente dépeinte à l’écran semble on-ne-peut-plus anormale. Avant de s’attarder sur la balade des amants, il convient de noter que les mains sont aussi à l’origine d’une amitié solide, car Élisa et Zelda partagent, toutes les deux, le même métier : elles lavent les saletés que les hommes laissent derrière eux sans prendre la peine de se retourner. Elles rendent, pour faire court, le perfide regardable, de telle sorte que les malpropres se voient toujours élégants, en oubliant souvent qui les nettoie, sous-entendu, qui les pardonnent de leurs bêtises perpétuellement répétées. Tandis qu’elles récurent le sol et le plafond avec leurs doigts travailleurs, elles prennent part à une expérience professionnelle commune, non pas la plus fameuse, mais sans aucun doute une des plus méritantes, car personne n’apprécie ramasser les ordures qui ne sont pas les siennes. Ce n’est donc pas un hasard si Élisa et Zelda font le ménage dans un laboratoire gouvernemental pendant la Guerre Froide. Aussi, dans La Forme de l’eau, toucher, c’est principalement voir. Dès lors, plus que le regard discriminant, le toucher permet d’atteindre la connaissance directe de l’autre dans la fable de Guillermo del Toro. Richard Strickland, qui ne fait qu’apercevoir, ne peut apposer ses mains sur Élisa. C’est exactement tout l’inverse du comportement adopté par l’amphibien erectus. Il est regrettable de rappeler ce que le spectateur ou la spectatrice ont déjà compris dans une scène de dispute entre Elisa et Giles : le personnage joué par Doug Jones fait fis de l’handicap de la femme toute fluette. Dans tous les cas, cela confirme l’idée que la créature découvre réellement Élisa en parcourant ses formes avec le baiser pur (katharos) de l’eau, l’éloignant finalement de la solitude des jours finis, des mois passés, des années précédentes. C’est comme cela qu’il devient l’individu la connaissant le mieux parce qu’il est au plus près de ce qu’elle est, tandis que le regard, seul, installe les barrières superficielles de la première impression. Le propos du dépassement des apparences n’a rien de neuf ; se servir du toucher pour le personnifier reste toutefois ingénieux. Et puis, enfin, la créature à l’étrange carapace possède un don qui engage également ses mains, le rend guérisseur, thaumaturge. Là encore, rien de nouveau, puisque les Grecs vénéraient déjà une divinité, aux dons de guérison, portant le nom d’Asclépios, d’où la dernière exclamation de Richard Strickland avant de mourir, qualifiant l’animal anthropomorphique de dieu.



Murmures aquatiques :



La Forme de l’eau pense également le silence, parfois, maladroitement. C’est un tort que de vouloir tout le temps faire parler ses protagonistes, dans le simple but d’expliquer des situations oralement, au lieu de le faire via le cinéma, c’est-à-dire ce mariage entre les idées plastiques et les idées musicales. Bien entendu, Guillermo del Toro, accompagné d’Alexandre Desplat sifflant ses mélodies, convoque l’art cinématographique dans chaque séquence. La musique est, quant à elle, la voix d’Élisa, car le compositeur français manie principalement des instruments d’air, à savoir l’accordéon et la flûte traversière. Pour la princesse sans voix, effectivement, la parole lui manque, et la musique et les chansons exécutent fréquemment ses dires. Elle vit, au départ, le silence comme une terrible souffrance l’empêchant de prononcer ses pensées, ce qui se révélera être un atout plus tard. Malheureusement, autant elle tire sa force de ce manquement face à Richard Strickland, autant elle demeure incapable d’avouer totalement ses sentiments à son amant sans bruit, sans mot. Au lieu de ça, la scénariste et le réalisateur préfèrent, peut-être à tort selon les points de vue, une scène chantée à pleine voix. Bref, le silence reste, en premier lieu, un enfermement de soi avec soi, tel Giles, prisonnier dans son immeuble, mais qui s’avère être une pipelette, comme Zelda. Il aurait été plus judicieux de les faire moins bavards. Tous les deux profitent en quelques sortes du mutisme d’Élisa pour raconter ce que personne ne souhaite entendre. A défaut de répondre vocalement, cette dernière propose une écoute aussi attentive que détachée vers l’ailleurs. Le silence lui permet en effet de s’échapper par moments dans l’irréel, le conte, le fantasme, à l’image de Guillermo del Toro pour chacun de ses long-métrages. Par ailleurs, la captivité de la créature verdâtre est celle d’un animal inapte au langage, et non celle d’une bête enchaînée. Ses beuglements ne trouvent aucun écho pour celles et ceux qui les entendent dans ce laboratoire infernal. Au contraire, un autre personnage, loin d’être aussi méchamment écrit comme le suggèrent plusieurs commentaires, apprécie fortement le silence. Il s’agit tout simplement de Richard Strickland. L’absence des mots sonne comme une récompense à ses oreilles sourdes. La scène de copulation représente un exemple parmi tant d’autres. C’est tout simplement que le personnage plaque sa main sur la bouche de son épouse pour satisfaire complètement ses besoins. Chose qu’il n’a besoin de faire sur Élisa qu’il désire secrètement du fait de sa déficience buccale. Autrement dit, Richard Strickland contemple perversement Élisa pour son silence, quand l’amphibien l’aime et l’admire pour les mêmes raisons, mais non pour assouvir quelconque domination.


In fine, le silence s’affiche agréablement en ce qui concerne le personnage interprété par Sally Hawkins. D’une certaine façon, le silence est un étang de bonheur, de réconfort et une délivrance quand elle découvre amoureusement la sensuelle bestiole aquatique. Cette dernière ne crie plus en la présence de la tendre muette. Tous les deux demeurent incompris, au sens premier du terme, pour les mêmes causes décrites plus haut. Moins et moins, ça fait plus. Pour une fois, c’est à complimenter, ce ne sont pas deux opposés qui s’attirent comme c’est bien souvent le cas dans de nombreuses romances. L’imperfection enlace l’imperfection sur une valse en mode ternaire composée par Alexandre Desplat. Il y eut la caresse des mains, il y a désormais la chatouille des murmures inaudibles, et le seul sifflement de l’air musical semble symboliser le souffle des poumons remplis d’estime et d’empathie, c’est-à-dire le partage des émotions et des douleurs. C’est pourquoi le thème de La Forme de l’eau, en plus d’être formidablement mélodieux, ne cherche jamais les nuances trop fortes, trop criardes. A l’inverse, le voilà qui mêle le legato de la flûte traversière, véritable vague affective, au pizzicato des cordes, plus légères, plus aériennes. Pour le dire simplement, la mer embrasse ici le ciel, tandis qu’Élisa dépose ses lèvres sur celles de la créature. Quoi de mieux qu’une reprise d’une chanson de Serge Gainsbourg, le magnifique rejeté, pour unir les deux êtres dansant dans La Forme de l’eau ? Encore une fois, c’est là où la séquence de la valse fait défaut, car c’est logiquement du silence que cet amour trouve sa gloire, sa beauté, bien que le tout soit une affaire de ressenti. De plus, la caméra de Guillermo del Toro suit les mêmes notes que le compositeur, et réciproquement. Les plans voyagent dans le décor comme une plume dans le vent ; ils nagent dans tout Baltimore comme un poisson dans l’océan. Par conséquent, rares sont les plans fixes, puisque le réalisateur choisit perpétuellement le mouvement. Malgré tout, ce dynamisme visuel et sonore renferme un timide lyrisme, jamais surplombant, fort heureusement, bien que certains et certaines dénoncent le contraire. Pour en revenir à l’idylle, il y a à ajouter que La Forme de l’eau décèle tout de même une très juste conclusion. Ni Élisa, ni l’homme amphibien ne sont faits pour le monde d’en haut. Il s’agit, pour lui, pour elle, de rejoindre les lieux souterrains tranquilles et paisibles, où personne ne les regarde avec irritation et méconnaissance. Ainsi caché, leur amour, personnel et intime, baigne dans l’immensité des flots. Guillermo del Toro parsème ainsi la fin de son long-métrage de quelques miettes mythologiques alléchantes. Somme toute, dans La Forme de l’eau, les plus profondes relations amoureuses sont parfois celles où l’on ne se parle pas, et où le silence est roi.



Dans l’eau, personne ne vous entend aimer :



L’esquisse des sens, notamment le toucher et l’ouïe, assure une meilleure compréhension du film, tandis que d’autres éléments mériteraient plus d’explication – sur la nature de la créature, par exemple, ou le contexte de la Guerre Froide. Rien ne me disposait à aimer le dernier long-métrage de Guillermo del Toro, tant le réalisateur ne me convainc que très rarement. Il en va de même de Sally Hawkins. Pourtant, peut-être parce je me retrouve dans plusieurs personnages, y compris dans celui de Richard Strickland, La Forme de l’eau me conquiert plus facilement. Cet attachement sensoriel et sentimental reste alors la clé de la réussite de cette production aux multiples qualités.

Nonore
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le 10 mars 2018

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