Ce conte d'amour inter-espèces tient à distance tous dérapages (le Cabal 'raté' ou 'maudit' de Clive Barker mord davantage). La réalisation est virtuose, millimétrée, tout est largement conventionnel malgré le sujet épineux, le style est doux et assertif. Del Toro traîne sa nitroglycérine avec soin, tourne le film vers l'action, un suspense éventé, infuse une tension agréable – peut-être car superficielle. Ça file droit et clair (évasion puis patrouille aux trousses), avec une poignée de gadgets et de jolies cartes, presque des clips insérés dans un canevas trivial et efficace. Les embrouilles entre salauds étoffent, sans avoir d'intérêt – les enjeux secondaires, proprement politiques, restent à plat. Ce sont des ustensiles scénaristiques vieillots dans un film où on meuble brillamment.


La force émotionnelle de Shape of Water est indéniable mais relative. L'ennui est peu probable, les trous sont dans l'écriture, pas dans le déroulement. Le programme est pleinement romantique, sans niaiseries concernant la romance et l'état d'Elisa (première scène du bain), ce qui n'est pas anodin. La niaiserie n'a pas disparue pour autant ; elle ressurgit ailleurs, au travers de bons sentiments jaillissants – occultant les considérations moins glamour comme la sécurité – c'est le cas lorsque Dimitri décline sa véritable identité sous le coup de l'émotion. Ces détails n'entravent pas la bonne marche de la séance – nous assistons à un film 'à l'eau de rose' sublimé – doublé d'une féerie à l'esthétique nostalgique. Efficace au point de faire avaler des représentations tranchées et potentiellement militantes.


Il n'y a pas de décollage franc, aussi peu d'intensité que d'intimité – ou alors soit fondu dans l'immédiat, lors d'un coup de sang ou d'une bouffée de stress, soit par extension, dans l'imagination – qui reçoit matière à broder ! Une fois la séance achevée, il reste peu de choses valides ou imprenables hors de ce que le charme a entretenu. C'est la preuve d'une certaine réussite et la démonstration d'un talent pour le divertissement, voire pour induire des rêveries. Mais les défauts sont flagrants et un spectateur qui ne s'est pas laissé aller ou est hostile au primat du sentiment va forcément s'agacer. Il lui restera à relever les absences d'un scénario sans épaisseur à tous degrés. Les protagonistes rencontrent peu de vrais obstacles, aucune sortie de piste. Les complications sont prévisibles et réglées d'avance (la fin y compris – qui ressemble à une version positive de Jeux d'enfants, vivante et inédite).


L'homme-poisson est le seul élément profondément original (ce cousin de L'étrange créature du lac noir [une kistcherie authentiquement datée fifties] et frère d'Abe Sapien d'Hellboy [tourné par le même réalisateur]). En plus le film est très dirigiste. Il accumule les lourdeurs pour s'assurer de la lisibilité des spectateurs (l’œuf qui roule) comme des protagonistes (la remise à quai dans le calendrier – hormis pour laisser des indices, pour qui ou quoi est-ce nécessaire ?). Il tient à rassurer (après le mauvais sort du chat Pandore, deux autres chats apparaissent, avec lesquels la créature tente de sympathiser). Il en rajoute sur le cas Strickland (Michael Shannon), le vrai démon de cette histoire qui tient absolument à se rappeler à lui-même (et à voix haute) qu'il ne sera pas un loser. Gâcher un personnage devenu complexe était peut-être nécessaire d'un point de vue moral (ou carrément doctrinaire ?) - il aurait pu devenir positif ou trop vite excusable. Or il s'agit d'une sorte de Némésis pour l'individu-e de constitution SJW.


'Monsieur je pisse sans les mains' est un cumulard : représentant du patriarcat, WASP odieux, mâle quadra ou quinqua avec un poste à responsabilité et beaucoup de personnel sous ses ordres (et ses humeurs). Ses fautes sont sociales mais aussi psychologiques, éventuellement biologiques (ce n'est pas obligatoire mais si on veut le prendre, ça marche aussi). Le représentant de la 'masculinité toxique' et de l'oppression a pourtant les répliques et (ré)actions les plus savoureuses, quoiqu'elles soient surtout odieuses (et banales). Comme souvent chez Disney, le méchant est le plus intéressant (par exemple les femmes mûres et affreuses des 101 dalmatiens ou de Kuzco), même s'il a changé de camp (quoiqu'ils soient tous unis par leur égoïsme, leur cynisme, leur dureté). Attention : les enfants innocents et les moutons noirs pourraient s'émouvoir ou même l'apprécier (puis avec eux tous les déviants naturels, qui n'y peuvent rien – mais sont absolument responsables s'ils vont trop loin, c'est-à-dire rompent avec l'agenda contemporain) !


Le traitement subi par Strickland est partagé par tous les personnages tenus comme négatifs ou indignes d'amour ou d'admiration, des sadiques portant l'autorité au larbin crétin à la bonne volonté prostituée (avec ses spéculations foireuses sur l'Armée rouge). Le voisin d'Elisa, Giles (Richard Jenkins) n'est jamais chargé bien qu'il s'avère un boulet. Expert en claquettes et fan de comédies musicales, il semble un vieux garçon joyeux ou un gay asexué ; la seconde option est la meilleure. Elle le fait rejoindre la fresque des victimes et des exclus dont Elisa est le centre. Zelda (Octavia Spencer en Black Garrido) y apporte une contribution massive en tant que prolétaire noire, abusée par son mari et ne souffrant pas de son surpoids.


Contrairement à ses trois compères elle n'est pas une incomprise ou une sorte d'artiste, mais c'est par elle qu'arrive l'ouverture sexuelle (elle évoque le charme animal de son compagnon Brooster dans une de ses premières répliques) et à elle qu'Elisa confie ses joies triviales à la source anormale. Elle et lui sont deux aberrations vouées à l'aliénation : lui détenu, elle handicapée, invisible. Leurs points communs les sauvent – les deux amis d'Elisa n'ont eux qu'à se faire une raison ou trouver des satisfactions dans leurs espoirs ou l'entretien d'un quotidien bête mais sous contrôle. C'est aussi pour ça que les parti-pris sociologiques n'altèrent pas tout de la séance, ou ne bouffent pas l'esprit – à cause de cette conscience de soi, de la préférence pour l'amour, de l'enthousiasme pour une vie plus belle et plus forte envoyant dans les marges.


https://zogarok.wordpress.com/2018/03/22/la-forme-de-leau-the-shape-of-water/

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le 13 mars 2018

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