Même si on a souvent l’impression du contraire, le cinéma espagnol ne se résume ni à Pedro Almodovar, ni aux films d’horreur dont il faut avouer qu’ils ont le secret. De temps à autre, l’Espagne produit des pépites comme Blancanieves de Pablo Berger, ou dans un autre genre Les sorcières de Zagarramundi de Alex de la Iglesia. La isla minima vient compléter cette liste. Même si on ne peut décemment pas crier au chef d’œuvre, c’est un film intense qui happe le spectateur dès la première minute. Tourné avec une caméra HD d’une précision époustouflante, le métrage de l’espagnol Alberto Rodriguez s’ouvre sur les marais du bas Guadalquivir, filmés à hauteur de ciel, à hauteur de grue ou d’hélicoptère, dans un hallucinant entrelacs de méandres qui font penser aux circonvolutions de notre cerveau. La caméra du chef opérateur Alex Catalan saisit de ci de là des passants, des travailleurs de la taille d’une fourmi, ce qui augmente encore le trouble à la vision de ces scènes.


Quand le spectacle revient au ras du sol, on est déjà enveloppé dans cette étrangeté qui va être le trait caractéristique du film d’Alberto Rodriguez. Envoyés depuis Madrid vers un petit village au bord du Guadalquivir, afin d’élucider le mystère de la disparition de deux jeunes sœurs, le jeune Pedro (Raúl Arévalo) et son compañero Juan (Javier Gutierrez) enquêtent dans une ambiance hostile. Les gendarmes du coin ne coopèrent pas vraiment, les villageois sont des taiseux, habitués au silence et au totalitarisme, et les deux flics eux-mêmes ont de la peine à communiquer, et au contraire s’évitent soigneusement. Du moins, Pedro s’applique à éviter Juan. Nous sommes dans les années 80, le cadavre du franquisme est encore fumant, et Juan a tout de la vieille garde d’une police corrompue et violente formée sous Franco. Pedro de son côté représente la nouvelle Espagne, cet « autre pays » que certains dans ce village reculé évoquent avec beaucoup de mépris ou d’envie.


La force de ce film ne réside pas à proprement parler dans la résolution du crime, mais davantage dans l’atmosphère qui y règne et qui est parfaitement maîtrisée par Rodriguez. Au centre de l’histoire, donc, ces deux policiers que tout oppose, que rien ne lie, qui sont le symbole de la « Transition démocratique », de ces deux Espagne qui se croisent, le franquisme moribond et la démocratie en marche (une démocratie relative, puisqu’elle sera monarchique). Les deux policiers ne s’aiment guère, le policier « démocratique » n’affichant que mépris pour son collègue « franquiste ». Les métaphores politiques autour de ces deux personnages sont assez explicites, comme par exemple dans cette scène plutôt éprouvante où on découvre que Juan, le franquiste, est affecté par une maladie qui déjà le ronge jusqu’au sang.


Quant au suspens policier proprement dit, son originalité est due au fait que les solutions viennent aux policiers plutôt que l’inverse. On ne peut pas véritablement parler d’enquête classique qui implique une grande ingéniosité de la part des policiers. Les révélations arrivent presque inopinément au détour d’une scène ou d’une autre, et si le film pêche, c’est bien dans le scénario un peu faiblard du scénariste Rafael Cobos et d’Alberto Rodriguez lui-même, qui ne considèrent pas l’enquête comme l’enjeu principal. Le sujet du réalisateur est plutôt la mise en scène de cette ambiance un peu malsaine, vaguement fantasmagorique, très proche de celle de la série True Detective (saison 1), dont le tournage plus tardif peut amener à se demander si, contrairement à ce qui se dit, ce n’est pas la série qui ressemble étrangement au film de Rodriguez. Une ambiance créée essentiellement par les choix d’une nature inquiétante et presque hostile.


Comme dans la série déjà culte de HBO, où Woody Harrelson et Matthew MacConaughey ont livré un jeu insensé, les deux acteurs principaux sont excellents : Raúl Arévalo dans un registre « low key » très loin de sa composition dans « Les amants passagers » de Pedro Almodovar, et Javier Gutierrez tout en ricanements expressifs dans son rôle de flic pourri et cynique. Ils jouent parfaitement la partition écrite et imaginée pour eux, mais par dessus tout, en sachant s’effacer tout naturellement quand l’accent est mis sur ces fameux paysages qui distinguent tant le film.


Alberto Rodriguez réussit la gageure d’éviter le folklore andalou et plus particulièrement celui de sa Séville natale, méconnaissable, expurgée de ses sempiternels clichés de flamenco ou de chariots aux chevaux endimanchés. Il montre dans son film une vision originale de l’Andalousie et de la région sévillane, et mérite par son audace et la beauté de son film les goyas récoltés par poignées à la dernière cérémonie éponyme.

Bea_Dls
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le 27 juil. 2015

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Bea Dls

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