La Jetée
8.1
La Jetée

Court-métrage de Chris Marker (1962)

Enfant du futur, je contemple le passé. Égaré sur les passerelles du temps, errant dans ses couloirs, j’observe ses fluctuations. Je suis comme un rat de laboratoire, on m’utilise pour des expériences, pour répondre à des questions. On veut tout savoir, on veut sauver le monde, éviter la catastrophe. Dans le passé se trouvent les réponses aux questions du futur, car je suis la mémoire du monde, à même de renouer les derniers liens rompus, en me retrouvant de nouveau sur La Jetée.


Comprendre, tout comprendre. Pourquoi tout comprendre ? Je vous le demande. Sur cette photo fixe d’une jetée de l’aéroport d’Orly, s’amorce le début du voyage. Voyage initiatique d’un homme, du spectateur, du cinéma. Une succession de photographies reliées à un scénario posant les bases d’une intrigue de science-fiction, intelligent prétexte permettant l’expression de désirs profondément humains et éternels. Capturer l’instant, transformer le 24 images par secondes en 24 minutes, matérialiser le souvenir, image fixe et altérée, briques de la conscience, et façonner de nouveau le mur de la mémoire. Au fond du tunnel, nichée dans les souterrains, l’humanité n’a d’autre échappatoire que les couloirs du temps. Intangibles, invisibles, inaccessibles, sauf en empruntant les tortueux sentiers de notre inconscient.


Le temps nous appartient. Étrange entité qui nous transporte et que l’on fuit. Les yeux fermés, le regard dans les souvenirs. Images fixes, furtives, de là-bas où d’ici. Explorer le temps pour le meilleur et pour le pire. Capturer l’essence, traduire l’intraduisible. Des animaux d’un temps oublié, le visage d’une femme. S’affranchir d’un monde devenu nuisible. Des rouages du temps, en matérialiser la trame. N’avoir plus que comme seul remède la mémoire. Capricieuse amie aussi distante qu’attendrissante. Socle de nos souvenirs heureux, de nos gloires et de nos déboires. Disparue dans les gravats d’une Terre dépérissante. Appréhender le futur avec défiance. L’attachement à la brutale image d’un aéroport. Le déroulement du spectre de son existence. L’éternelle observation de la mort.


Apprendre, et réapprendre. Nulle destruction apocalyptique, nulle folie ambiante, nulle mise en scène d’un chaos temporel, Terry Gilliam le fera très bien dans L’Armée des 12 singes. Fixes d’apparence, les images capture l’éternité, elles scellent le temps, comme Andreï Tarkovski l’expliquait dans son Temps Scellé. Chris Marker invoque le souvenir et les manifestations de l’inconscient en morcelant le temps. Les images se succèdent, lentement, plus rapidement, elles se répondent, se rejoignent, s’animent, presque. Les souvenirs semblent reprendre vie. Devant nos yeux, c’est la mémoire qui renaît, mais aussi le cinéma. Ce qui paraît être le plus simple, le plus basique, le plus inné, s’avère, finalement, être plus inaccessible, le plus indescriptible, le plus lointain. Comme le protagoniste, le spectateur doit réapprendre, retrouver ses marques, à nouveau comprendre le monde.


Une boucle éternelle. Analyser simplement et académiquement La Jetée, ce serait trahir la profondeur et l’universalité de l’oeuvre de Chris Marker. C’est un film qui ne se comprend pas, mais qui se ressent. En vingt-cinq minutes, le cinéaste parvient à capturer l’essence de la mémoire et du temps, à activer les mécanismes de notre conscience, à offrir une fable poétique, mélancolique, universelle et intemporelle. La force de l’art consiste en la capacité à exprimer ce qui ne peut être exprimé autrement, dans une démarche de recherche et de questionnement perpétuelle. En 1975, Andreï Tarkovski proposera à son tour une superbe introspection et une profonde exploration de la conscience dans Le Miroir. Aussi modeste pourrait-elle paraître, La Jetée est et demeure une oeuvre majeure. Indescriptible et définitivement marquant.

JKDZ29
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le 29 nov. 2018

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