Une grimace de désespoir en guise de révérence

Tout dernier film de Mizoguchi, sorti en 1956 à l'aube de sa mort, après deux ans de gloire à l'international (grâce à L'Intendant Sansho). Il y remet en cause une dernière fois les traditions japonaises et exprime sa tendresse pour les prostituées et ses préoccupations féministes, trois récurrences de son œuvre. Le film se déroule au moment où le gouvernement japonais délibère sur l'adoption d'une loi visant à interdire la prostitution, comme c'était le cas à l'époque du film. La pression en faveur de cette réforme vient des américains, ce que Mizoguchi occulte, peut-être parce que les américains ont imposées les valeurs libérales, séculaires et démocratiques dont il a été un chantre.


C'est en tout cas l'heure du désenchantement final. Mizoguchi délaisse ses profondes tendances au mélodrame pour mettre au point son film le plus cru. Le réalisme merveilleux le caractérisant s'envole de la même manière pour laisser la place à une approche tout à fait terrienne, où le moraliste s'oublierait presque. Les enthousiasmes de Mizoguchi sont totalement révolus : deux ans avant, Une femme dont on parle/Uwasa no Onna était une vision positive des geisha et de leurs rôles. Il n'est plus question de celles-ci mais bien des prostituées modernes. Dans les maisons de passes, les ouvrières semblent plutôt heureuses de leur métier, au premier abord. Le film avance, Mizoguchi développe et présente les prisonnières.


Otages de leur fonction, elles s'en accommodent par réflexe. Mikki, la principale dans le récit, porte un regard lucide qui n'est d'aucune aide. Les plus odieuses s'en sortent et s'intègrent aux flux, trouvant leur place dans une galerie de personnages moralement faibles, ou faiblement humains. Enfermées et engagées ici, ces femmes sont des parias au-dehors, y compris pour leurs propres familles. Ainsi le fils de la prostituée la plus vieille ne veux pas de son retour, les autres sont également rejetées. Quand au père venant chercher sa fille, il doit réparer l'orgueil de sa famille : la déchéance de cette fille complique les affaires de la lignée, d'ailleurs son frère ne peut pas rentrer dans l'administration à cause de ses turpitudes.


Mizoguchi met en relief la culture autoritaire du Japon, sa culture de l'honneur très étendue notamment : un membre de la famille faute et toute la famille est couverte de honte, tombant dans la disgrâce publique voir l'exclusion. Cet héritage est lourd mais la modernité est tout aussi destructrice. Mizoguchi n'est plus orienté vers l'avenir salvateur et ne croit plus au triomphe de la vertu, ou même sa reconnaissance finale. Il montre un Japon en transition, passant des pesanteurs traditionnelles à la dégénérescence accélérée, où l'oppression est toujours de mise même si l'âme le justifiant est morte, puis où le salut est absent et inespéré. L'exploitation des damnés continuera, le mieux pour eux est de prendre les devants. Dans cet esprit, Mikki accepte sa frustration pour rester équilibrée, tandis que ses camarades vénales seront des objets pro-actifs, des objets capables de faire des bénéfices et même de renverser les rapports de domination.


La rue de la honte est d'un cynisme outrancier, d'une insistance presque candide. Mizoguchi était politiquement en avance sur son temps dans les décennies précédentes (indifféremment de sa lucidité ou de la valeur de ses idéaux) ; à la veille du dernier soupir, ses constats voir son analyse tendent à la même précocité. Son amertume résonne un peu comme l'envers de l'exaltation du nouveau converti. Il est devenu un humaniste désabusé, à bout de souffle mais prêt à rugir, emporté par la nervosité. Son esthétique s'en ressent, car après ses deux uniques films en couleurs (deux drames historiques en 1955), il se montre brut et revêche, avec un montage libéré des dogmes qu'il s'imposait, une élégance putride et une bande-son expérimentale (affreuse). Une grimace de désespoir en guise de révérence, où en plombant sa propre colère, Mizoguchi plombe aussi son film (histoires parallèles ou mineures aux déclamations redondantes, platitude délibérée, tempête de vulgarités).


https://zogarok.wordpress.com/2015/04/15/la-rue-de-la-honte/

Créée

le 29 janv. 2015

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Zogarok

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