Le Film de Shoah – une esquive


Premier aveu : je ne suis pas fan des films de Shoah.


Le cinéma a produit depuis les années 60 des films (Généralement plus que moyens) sur le thème de la Shoah avec ses sous genre (films de rafles, films de train, films de camps, films de vengeance…) et ses codes (ben oui, sinon on ne pourrait pas parler de genre) :



  • Visage stupéfait face à l’horreur

  • L’esquive de la séquence chambre à gaz (figure de style sur laquelle tous rivalisent en mode Triple Axel au patin à glace)

  • La question de la mémoire

  • Personnages enfants, le tatouage, etc…


Le film de Shoah est donc souvent moyen (Liste de Schindler…), régulièrement mauvais (La Rafle…), parfois dégueulasse (Train de Vie = champion toute catégorie), et rarement à la hauteur de son sujet. Certains y arrivent, on parle souvent de Shoah ou de Nuit et Brouillard, j’ajouterai mon chouchou La Question Humaine et le très bon Drancy Avenir qui, tous deux, faisaient directement communiquer le réel contemporain avec le génocide pour que, ensemble, les thématiques en créent de nouvelles (le langage comme outil de mécanisation de la société humaine #HannahArendt pour le premier ; Les mécanismes d’oubli et le rapport réel / fiction dans le second). Globalement on reste tout de même en général sur un concours de qui fera le film le plus moral ou le plus mémoriel.


Le fils de Saul vient donc s’ajouter à une liste déjà longue et pas super motivante. De surcroit, il arrive en se présentant (des dires du réal lui-même) comme le meilleur challenger du genre, celui qui réussira à mettre tout le monde d’accord sur la justesse de son geste.


Ne faisons pas la fine bouche, ici nous avons un Champion. Pour de vrai.


Tripaliare


La critique a beaucoup glosé sur la stratégie d’évitement adoptée par László Nemes pour esquiver la représentation frontale du camp d’extermination. En gros, le film se résumerait à un long plan séquence zoomé sur la tronche d’un Krematoriumskommando (déportés qui étaient mobilisés pour accueillir les nouveaux déportés à la sortie des trains pour les accompagner dans les chambres à gaz) au milieu de l’horreur en flou.


Alors oui il y a esquive et elle passe à la fois par du flou (mise au point sur le premier plan occupé par le personnage principal) et du hors champ (le personnage ou un mur va masquer l’arrière-plan) mais d’une part ça ne nous dit pas grand-chose du film, et d’autre part c’est une simplification très grossière du dispositif.


N’y a-t-il pas de champs –contrechamps ? N’y a-t-il pas de plan sans Saul ? N’y a-t-il pas des exterminations filmées dans la zone nette ?


Non le Fils de Saul est bien plus complexe que cela. Le film n’esquive pas son sujet, il l’aborde par un biais à la fois hyper pertinent et en même temps quasiment jamais vu, à savoir de filmer un camp d’extermination comme une usine de mort. Qu’est-ce que c’est une usine ? C’est l’endroit où les hommes travaillent. L’endroit où leurs corps se plient au rythme cadencé des machines, à l’accélération des shifts de production, là où les corps et les esprits sont aliénés par la mécanique industrielle.


Arbeit Macht Frei qu’ils disaient.


Le cinéaste ridiculise tous les Spielberg et Costa Gavras qui ont vainement questionné les responsabilités individuelles de dignitaires impliqués dans les camps de concentration / extermination (Schindler, La Croix rouge…) pour justement montrer ce que c’est que d’industrialiser le meurtre de masse. En voyant le Fils de Saul on comprend que la gueule de Schindler ne pèse plus grand chose face à une machine nourrie par des centaines d’ouvriers, tournant 24/7 pour gazer des Hommes, trier leurs restes, bruler les corps, produire des matières transformées (le savon…), évacuer les cendres… Créer un cycle de production rationnel et efficace pouvant tourner jusqu’à 6 000 exterminations / jour à raison de 150 victimes par chambre à gaz. Est-ce qu’un seul film avait déjà réussi à rendre cette réalité aussi sensible ?


Parce que dans ces conditions, difficile d’avoir le regard du juste qui, stupéfait, contemple l’horreur sous ses yeux ou la robe rouge qui flotte au vent (à nuancer : du côté victimes, les témoignages de Primo Levi ou Etre sans destin de Kertsz dégagent justement des moments de vide et d'humanité au milieu de l'horreur). Le rythme de l’extermination épuise les corps côté bourreaux de la première ligne. Les ouvriers sont des zombies qui n’ont plus de temps ni assez de vie pour prendre du recul, élargir la profondeur de champ. C’est exactement cela le Projet du Fils de Saul, nous montrer ce que Arbeit Macht Frei veut dire, en les abrutissant au travail, les nazis ont fait des travailleurs, forçats, sonderkommandos et autres kapos des non humains qui n’ont plus le luxe d’avoir une conscience ou une morale à perdre.


Comme dans un abattoir façon 1000 vaches et côté main d’œuvre, Saul le sonderkommando traverse toute la chaine de transformation des corps humains à la recherche de la dépouille de son fils pour lui offrir un Kaddish correct (Check Imre Kertesz). Alibi scénaristique pour promener le spectateur dans les différents rouages de la machine, cette impulsion de Saul n’est pas une pulsion de vie ou une réaction de survie, ni même un éclair de compassion pour les innombrables victimes qui l’entourent. Le projet de Saul est de réinjecter de l’irrationnel dans ses actes, de casser le rythme de production pour se réapproprier un peu d’humanité en se raccrochant au rituel religieux, quelque chose d’abstrait qui le décroche de son enfermement entre les murs et les dépouilles. Saul n’est même plus capable de pleurer son fils, la véracité du lien de parenté est d’ailleurs une question parfaitement secondaire, tout l’enjeu consiste bien pour le personnage à récupérer une goulée d’air, une dernière respiration de l’âme avant de retourner à son destin : travailler à la mort de ses semblables puis finir exécuté (les sonderkommandos de Auschwitz étaient exécutés après 30 jours de labeur).


Flou Vs Mouvement


Les critiques se sont rués sur les codes du film de Shoah et l’art de l’esquive de l’irreprésentable comme un bon peloton de commentateurs sportifs, et ainsi la plupart sont passé à côté de ce qui est important au cinéma, certes le hors champ a sa place et son sens, mais il s’agirait aussi de se frotter les yeux et de regarder ce que le film nous montre justement.


L’important n’est pas ce que le film ne montre pas mais bien ce qu’il déroule sous nos yeux et aucune critique sérieuse ne pourrait parler, en bien comme en mal, d’un film en creux.


Nous avons vu que le film met en son et en image le travail au sein de la machine industrielle appliquée à la destruction de l’humain. C’est déjà énorme. Maintenant, au-delà de cette approche hyper pertinente de ce qu’étaient les camps d’extermination, on peut aussi s’attarder sur le comment ce travail ouvrier est montré.


Un camp d’extermination c’est une usine, c’est aussi un lieu.


Le film suit Saul qui traverse les différentes sections du camp d’extermination pour trouver un rabbin. A partir de ce principe, on comprend bien que le spectateur va se trouver à visiter le camp avec le personnage et à découvrir les différentes étapes et méthodes pour gagner en efficacité sur la manière de tuer en masse, quoi récupérer, logistique du reliquat…


Dans le cinéma de Samuel Fuller, que ce soit dans ses polars ou dans ses westerns, le décor ne s’envisage que comme espace à traverser. Ancien soldat faisant partie des premières divisions américaines (la Big Red One) à découvrir les camps d’extermination et à filmer les fours. Le décor chez lui n’est donc pas un cadre ou une toile de fond mais le terrain au sens de champ de bataille. Chez Fuller ça se traduit par une utilisation avancée des accessoires et éléments de décor dans ses séquences (la Bagarre sur un quai de métro dans Pickup on South Street) ou des plans systématiques sur les pieds et les jambes qui arpentent le terrain. Le décor doit s’approprier, l’expérience c’est le parcours. Un film, c’est une expérience.


On retrouve la même approche dans Le fils de Saul de Nemes, à savoir que le décor est un personnage à part entière (un peu comme la mine / ventre de la Terre dans Germinal, le parallèle peut sembler de mauvais gout mais la figure de style est exactement la même) qui ne s’appréhende que par le mouvement. Ainsi, ce qui est caché par le flou est le détail de l’horreur alors que par le mouvement (sans flou de mouvement pour le coup) et la durée des plans le spectateur comprend les rouages de la machine, les connexions entre les sections ou encore l’optimisation logistique terrible de l’endroit.


Si la priorité de László Nemes avait été de simplement faire le malin en cachant par le flou l’irreprésentable, il n’aurait pas fait de champs-contrechamps, pas de mouvement d’appareils si long et mobiles, pas de gros plan sur les cadavres alors qu’il y en a. Peu, mais il y en a. Le cinéaste réussi à ne prendre que ce qui est nécessaire à son projet sans tomber dans un excès de formalisme et réussir comme jamais (pour ma part en tout cas) à donner à concevoir l'impensable volumétrie de la Shoah.


De même, le récit va connaitre des rebondissements, le plus souvent tiré d’anecdotes authentiques (les révoltés qui essaient de prendre des photos, exécutions par balles lorsque les wagons arrivent en trop grand nombre pour la capacité des chambres à gaz, mutins qui organisent une tentative d’évasion…). Certains ont pu être gêné de l’apparition du suspens pour un sujet aussi grave, pour ma part j’ai été assez troublé mais il y a quelque chose de très cohérent à utiliser, dans une fiction, le rebondissement comme outil pour changer de séquence, changer de lieu et poursuivre l’exploration du terrain jusqu’à ce que la caméra, au final,


passe à un autre personnage (#Spoiler)


.


Ce dernier point ainsi que l’ellipse du début du film sur le gazage sont les vraies prises polémiques du film, et je ne sais pas vraiment quoi en penser moi-même. Reste le sentiment d’un choix honnête et pertinent du cinéaste et l’impossibilité de lui opposer une meilleure manière de faire.


Est-ce moral de construire un camp d’extermination factice pour y tourner un film de fiction ? A quel point la représentation de Nemes est-elle conforme à la réalité ? Je n’en sais presque rien. Mais le décor de László Nemes est le centre d’attention (comme une opposition violente aux négationnistes de tous bords) où l’on plonge le spectateur dans la mécanique de perte de son humanité / extermination, alors que chez Spielberg et consorts, il ne sert que d’accessoire pour placer le spectateur dans la position de juge vis-à-vis de la situation et de personnages spécifiques Hollywoodianisés.


De ces films on ressort la larme à l’œil et content de soi, persuadé que nous aurions été du bon côté et que les morts n’ont pas été exterminés pour rien. Un Amélie Poulain de l’horreur génocidaire en somme.


De Saul Fia on ressort abasourdi, épuisé et enrichi.


Le Fils de Saul et Mad Max : Fury Road. Les 2 grands films de 2015 auront été des films physiques et éprouvants, ils auront également suffit à en faire une année exceptionnelle pour le Cinéma. Leurs réalisateurs seront tous 2 au jury du festival de Cannes 2016.


L’ivresse des sommets


Il est en général très compliqué d’écrire sur un film qui nous a bouleversé par des qualités qui seraient au-delà de ce qu’on pouvait attendre, tout comme il est difficile d’ergoter sur un film extrêmement mauvais car dans les deux cas nous n’avons pas beaucoup de prise.


Pas beaucoup de prise car on ne parle bien que de ce que l’on a parfaitement conceptualisé, et que face à un objet trop nouveau et trop fort, il faut du temps pour pouvoir expliquer le miracle. En vrai c’est ça le travail de la critique : mettre à jour de manière argumentée et sur la base du matériel concret (on parle d’un film, d’ensembles de blocs image / son, pas directement d’idées abstraites) les éléments qui permettent de comprendre et de s’approprier une œuvre, puis de voir en quoi elle fait évoluer la grammaire du cinéma pour les auteurs et les spectateurs.


Tout ça pour dire que je ne me risquerai quasiment jamais à écrire sur un film que je considère comme quasi génial, tout simplement parce que c’est trop difficile. Le fils de Saul sera une exception.
Ce film est en effet assez simple dans sa forme et dans son projet pour pouvoir à la fois époustoufler par son évidence et sa cohérence, tout en se prêtant au décorticage de ses qualités. C’est exactement ce que voulait László Nemes, être une bête de concours.


Nous avons un champion disais-je.

Dlra_Haou
10
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Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste Les meilleurs films des années 2010

Créée

le 10 mai 2016

Critique lue 236 fois

Martin ROMERIO

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