Keaton ou la quintessence du "corps élastique" au cinéma

"Le Mécano de la Générale" est l'une des pierres fondamentales de l'histoire du burlesque au cinéma. Buster Keaton est, tout comme Charlie Chaplin ou Harold Lloyd, l'une des figures les plus importantes du genre. C'est avec ce film selon moi que nous retrouverons la synthèse la plus représentative et réussie du cinéaste.
En 1914, Chaplin crée son propre personnage type en s'inspirant de Max Linder, considéré comme l'inventeur du burlesque dans le monde du cinéma. C'est ainsi que des personnalités comme Buster Keaton emprunteront la même initiative et ce dernier débuta sa carrière à partir de 1917. Originaire du Canada, il est né de parents travaillant dans le milieu de l'acrobatie et de la comédie. Cela lui permit d'être formé très tôt au mime, mais aussi au milieu acrobatique. Il choisit alors le surnom "Buster" du magicien Houdini et commence sa carrière aux côtés de l'acteur Fatty Arbuckle en développant ses propres gags. Il créera un certain nombre de films ayant une grande importance dans le milieu du burlesque américain. Sa renommée sera énorme et sera due aux multiples ressorts du burlesque qu'il a su assimiler et utiliser à sa manière. Autant dire que nous sommes face l'un des artistes les plus importants du genre au cinéma.

"Le Mécano de la Générale" nous dépeint le récit suivant :
Un conducteur de locomotive s'engage dans l'armée sudiste afin de démontrer sa force et son courage à la femme qu'il aime. Cependant, lorsque les espions de l'Union volent l'énorme train nommé la "Générale", l'homme va les suivre sans relâche au péril de sa vie et en dépassant les lignes ennemies. Le tout sera présenté à travers de multiples cabrioles et rebondissements.

Comme nous l'avons vu dans mon retour sur "The Kid" de Charlie Chaplin (que vous pouvez retrouver ici : https://www.senscritique.com/film/Le_Kid/critique/124387008), le personnage type se cerne grâce à des caractères directement identifiables dès son apparition. Que cela soit sa démarche, sa manière de s'habiller ou son expression toujours différente du monde qui l'entoure, il restera souvent le même d'un film à l'autre. Dans le cas de Keaton, et donc de "Le Mécano de la Générale", nous pouvons constater que son caractère ne change pas d'un film à un autre. Il est également important de souligner le rapport à l'enfance qui touche ces personnages si particuliers. Ceux-ci vivent en effet comme des enfants dans un monde bien trop adulte pour eux. Keaton se démarque du reste du monde par son expression constamment vide et triste. Il ne semble absolument pas en accord avec l'univers qui l'entoure tant il donne l'impression de ne pas comprendre ce dernier (et de ne pas être compris). Les personnages sont en décalage avec leur environnement aussi bien socialement que techniquement parlant.
Keaton intègre ce concept de l'une des façons les plus représentatives qui soient. Le personnage du film adopte cette expression vide et pathétique propre à l'artiste. Son apparence est peut-être moins marquante et unique que Chaplin, mais nous ne pouvons que savoir que nous sommes face au personnage de Keaton grâce à ses regards et expressions faciales. La façon dont ce jeune mécano fait face au danger dans le film avec cette face livide à de quoi provoquer le rire et la fascination pour ce caractère si particulier.

Cependant, chaque spectateur ayant eu l'occasion de visionner "Le Mécano de la Générale" vous dira que les éléments qui marquent le plus les esprits sont les multiples acrobaties réalisées par le personnage principal. Nous pouvons dès lors parler de cette idée de "corps élastique" et du "mouvement mécanique". Le genre burlesque appelle le personnage à être un acrobate, il doit savoir se défaire de toutes les situations possibles des manières les plus folles et inimaginables possibles. Buster Keaton est sans aucun doute l'un des plus parfaits représentants de cet aspect dans le genre par rapport à son éducation dans le milieu acrobatique. Tous ses films présentent en effet des cascades assez spectaculaires réalisées par ses soins. Nous prendrons ici pour exemple ces séquences où le personnage de Buster Keaton passe wagon en wagon sur la locomotive. Il est en quelque sorte une marionnette capable d'effectuer toutes les actions possibles pour se sortir de toute situation imaginable. Cela servira souvent à mener au slapstick, et donc au gag immédiat faisant se développer la situation initiale du récit.
"Le Mécano de la Générale" jouit d'une ingéniosité, d'un savoir-faire et d'un renouvellement constant. Les péripéties du personnage sont toujours prenantes à l'heure actuelle et le rythme est totalement maîtrisé alors que l'oeuvre approche le centenaire. La musique du film, orchestrée par Joe Hisaishi (compositeur de Hayao Miyazaki) en 2004, n'est pas en reste et accompagne parfaitement l'action.

Buster Keaton offre ici l'un des chefs d'oeuvre du genre et probablement son meilleur film. Ce qui frappe le plus lors du visionnage de l'oeuvre, c'est probablement cette capacité à faire continuellement avancer l'action à travers toutes les péripéties possibles et imaginables. Le spectateur (que celui-ci soit d'époque ou contemporain) retient continuellement son souffle face à ce qui lui est présenté. Il est peut-être encore plus intéressant de visionner ce genre d'oeuvre aujourd'hui quand nous savons que Keaton faisait toutes ses cascades lui-même, parfois au péril de sa vie. Nous pourrions citer son film "Cadet d'eau douce" (1928), contenant cette célèbre scène où l'artiste voit une façade de maison lui tomber dessus, mais passe par chance à travers la fenêtre de celle-ci (l'équipe du tournage aura d'ailleurs supplié Keaton de ne pas tourner cette scène).
Dans le cas de "Le Mécano de la Générale", nombre d'exemples viennent directement à l'esprit, mais la séquence la plus parlante reste peut-être celle où le personnage se retrouve à devoir enlever des poutres en bois des rails de train alors que la locomotive le suit de très près.

Le héros imaginé et interprété par Keaton (et donc le héros du film burlesque en général), dois non seulement sembler en total désaccord avec l'univers qui l'entoure, mais il doit aussi être plus fort que toutes les embûches qui lui feront obstacle. Le personnage type est en quelque sorte immortel. Ses bêtises, qui pourraient le faire passer pour un être sans intelligence, le font en réalité passer pour un caractère fort, car ce sont bien ses erreurs qui le font se sortir de toutes les situations.. Le personnage ira toujours plus loin dans ce domaine et c'est sans doute cela qui le rend si fort et attachant aux yeux du spectateur. C'est bien la force des acteurs du genre burlesque en général : cette naïveté apparente cache en fait un être bien plus fort qu'il n'y parait. L'anomalie comportementale du personnage de Keaton est en fait paradoxalement son intelligence. Ce dernier est effectivement en décalage avec notre société, mais réussi pourtant à s'intégrer totalement au cadre de la caméra et donc au média cinéma ; ce qui démontre en fait toute sa spécificité.

Il est incroyable de constater à quel point le burlesque est un genre cinématographique fonctionnant toujours autant de nos jours. Que cela soit pour Laurel & Hardy, Charlie Chaplin, Harold Lloyd ou Buster Keaton, leurs oeuvres continuent encore aujourd'hui à faire rire et à nous transporter à travers nombre d'émotions. Keaton signe avec "Le Mécano de la Générale" un chef-d'oeuvre du genre exploitant toutes les limites du corps humain. Aussi triste que cela soit, l'artiste n'aura jamais su se faire au cinéma parlant (comme beaucoup d'acteurs du burlesque) qui arrivera la même année avec "Le Chanteur de Jazz". Il sombrera alors dans l'alcoolisme et mettra fin à sa carrière sans jamais réussit à se relever comme le fera Charlie Chaplin.
Il en reste en tout cas cette oeuvre de 1926 que nous pourrions qualifier de monument de cinéma. Keaton aura su rendre sa filmographie absolument intemporelle et mythique. "Le Mécano de la General" est un métrage à savourer encore et encore seul ou à plusieurs qui ne laissera personne indifférent.

Monsieur Buster Keaton, merci !