Lassé par la course au financement quasi-impossible de ses films d’auteur dans son propre pays, où le public est surtout friand d’adaptations de mangas et autres franchises, Kiyoshi Kurosawa a même dû se replier vers la télé et réaliser sur commande une mini-série tirée d’un roman à succès. Pour notre plus grand bien, car la série, ce fut Shokuzai, une fantastique histoire oscillant entre thriller et épouvante.


Ce n’est donc certainement pas un hasard si aujourd’hui, on le retrouve avec cette production franco-belgo-japonaise. L’inconscient rencontre le réel, et petit à petit se forme l’idée de faire un film avec une équipe intégralement européenne, avec en tête de pont des acteurs français choisis par le cinéaste lui-même, à commencer par Tahar Rahim qu’il a déjà croisé (et apprécié) sur les routes des festivals, avec notamment Le Passé d’Asghar Farhadi.


Anciennement intitulé La femme de la plaque argentique, un titre sibyllin, onirique et prometteur, Le Secret de la chambre noire est un film qui synthétise les deux tendances du cinéma du réalisateur japonais. D’une part, les films violents et/ou qui font peur, qu’on ne peut pas qualifier platement de film d’épouvante et encore moins d’horreur, tant ils sont complexes dans leur apparente linéarité. Ces films des années 90 qui l’on fait connaître en France notamment, tels que Cure, Kaïro, ou encore Döppelganger. Puis d’autre part, les films les plus récents, beaucoup plus apaisés, comme le merveilleux Tokyo Sonata, ou encore De l’autre Côté de la rive. Cependant, malgré cette évolution, la mort, la peur forment toujours l’arrière-plan de ses préoccupations, et restent très présentes parmi les thématiques du cinéaste, comme dans Real, un film de commande qui commence dans la banalité de la vie d’un couple ordinaire et finira de la plus fantastique des façons…


Ici, il s’agit de Jean Malassis (Tahar Rahim), un jeune homme désœuvré qui se présente chez un artiste photographe à la recherche d’un nouvel assistant. Choisi précisément pour son inexpérience dans le domaine, Jean comprendra vite pourquoi en découvrant tout ce qu’il y a d’atypique dans le grand domaine délabré et spectral de Stéphane (Olivier Gourmet), où la chambre photographique fait la taille d’un deux-pièces cuisine et où les plaques argentiques de toute beauté sont grandeur nature. Les habitants ne sont pas en reste, Stéphane d’abord, un homme mystérieux terrassé par la mort de son épouse, son modèle qu’il a remplacé par leur propre fille Marie (Constance Rousseau). Puis Marie, donc, une belle jeune femme diaphane qui apparaît à Jean tel un fantôme dès le premier jour, qui fuit l’ambiance mortifère de la maison en s’entourant de plantes plus vivantes que tout le reste.


Le film est très anxiogène dès les premières minutes, Kiyoshi Kurosawa filme la nuque de Tahar Rahim pendant toute sa progression depuis le quai du RER d’où il vient jusqu’à cette demeure inquiétante. Le reste de la mise en scène sera à l’avenant, tout en suggestions et menaces très larvées, avec d’imperceptibles mouvements jusque dans les plis des voilages, de balancements inopinés des objets, des petits riens qui semblent indiquer une présence fantomatique et terrorisante, celle de l’épouse dont la mort fait partie des fameux secrets de la chambre noire. Une vraie réussite, tellement plus efficace que bon nombre de films contemporains qui se réclament bruyamment du genre.


Fondu de daguerréotype (titre du film à l’international), Stéphane veut créer le prototype parfait en grandeur nature, et cette taille gigantesque nécessitant des temps de pose extrêmement longs de plusieurs minutes à quelques heures, c’est d’un véritable instrument de torture du type exosquelette de l’enfer que Marie est affublée pour la rendre entièrement immobile, presque morte à la réalité. L’ensemble est d’une tristesse ineffable, l’acceptation de la fille, l’obstination du père, l’impuissance de l’amoureux transi. Le tout sur fond de la très belle musique lancinante de Grégoire Hetzel (Trois souvenirs de ma jeunesse, Les Innocentes).


Le Secret de la chambre noire traite du passé, de l’attachement au passé, comme ultime rempart contre la mort. Au travers du daguerréotype qui, comme la croyance de l’époque le disait, et comme Stéphane le rappelle dans le film, « s’imprègne d’une petite part de l’âme du modèle », Kurosawa parle aussi de l’art et de son rapport à l’art. L’histoire d’amour entre Jean et Marie sert également de fil d’Ariane, sans parler d’intrigues annexes dont l’objectif assez peu convaincant semble être d’ajouter de la noirceur aux personnages…


Compte tenu du contexte de sa réalisation , un scénario japonais traduit, mais surtout adapté en français par Catherine Paillé ( qui a trouvé la malice d’adapter on ne sait quelle scène de la vie ordinaire japonaise par une soirée foot au café avec des supporters du Racing Club de Lens !), un cinéaste qui ne connaît pas la langue et qui communique avec les acteurs et l’équipe via une interprète et, de fait, des comédiens qui manqueraient d’un peu de direction d’acteurs, le métrage de Kurosawa n’est pas si mal réussi . Bien qu’Olivier Gourmet semble le plus souvent un peu en dehors du focus, mais c’est aussi le rôle qui veut cette hébétude, même si Constance Rousseau développe un jeu bizarre, très premier degré, une sorte de pastiche qui mêlerait maladroitement performance de la Nouvelle Vague et jeu low-key des actrices japonaises (récemment encore celui de Mariko Tsutsui dans Harmonium de Kôji Fukada). L’ensemble fonctionne en tant que quasi film de genre, mais pas que, porté par un Tahar Rahim qui, sans égaler l’immense Kôji Yakusho, grand habitué du cinéaste, se révèle très bon dans la peau d’un personnage qu’il réussit à faire évoluer subtilement, mais fermement, au gré du développement de l’histoire. Une bonne surprise donc pour les afficionados du grand cinéaste japonais, mais aussi pour les autres qui le découvrent à travers ce film français.

Bea_Dls
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le 14 mars 2017

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