Qu’il est difficile d’accepter que nous sommes les seuls responsables de nos peurs

Alors que le réalisateur espagnol Alejandro Amenàbar avait déjà su prouver son talent pour le cinéma d’horreur en Espagne avec Tesis et Ouvre les yeux à la fin des années 1990, il poursuit sur cette voie aux États-Unis avec Les Autres, se déroulant dans une maison hantée qui va mener la vie bien dure à la famille y résidant. Mais l’objectif n’étant pas d’en faire un film de maison hantée de plus mais d’aller au-delà, notamment grâce à l’écriture du scénario, que le réalisateur signe également en plus de la musique, ce qui est assez ambitieux vu que ce n’est pas vraiment dans ce genre de film que l’intrigue est des plus complexes en temps normal.



RÉALISATION / ESTHÉTISME : ★★★★★★★★★☆



Partons du principe que l’essentiel de la réalisation d’un film d’horreur tient surtout dans sa capacité à véhiculer cette peur, alors la réalisation de Les Autres est un cas d’école. Un seul jumpscare en tout début de film sera la seule facilité de mise en scène pour faire peur, après cela c’est uniquement le travail incroyable sur l’ambiance qui primera avec la prédominance des silences, la gestion de la lumière, l’esthétisme des décors… Il y a par exemple beaucoup de moments très silencieux où le moindre petit bruit inquiétera pour vite laisser place à une musique aussi affolée qu’affolante en corrélation avec la panique, fondée ou non, qui prendra le personnage que l’on suivait, classique mais efficace procédé dans ce type de film.


Les décors, que ce soit le manoir poussiéreux et labyrinthique, le brouillard épais en extérieur, des pièces comme le théâtre de marionnettes ou le débarras remplis de draps blancs... se prêtent très bien à l’aspect anxiogène du film ainsi que la gestion de la lumière qui est au centre du récit comme de l’esthétisme. Il y a eu un travail assez fou sur l’aspect naturel de celle-ci de manière à ce que l’intensité soit assez forte pour que le tout soit lisible et assez faible pour que tout ce qui doit être mis en lumière le soit, comme avec le visage du mannequin légèrement éclairé en arrière-plan qui angoissera sur ce que peut impliquer sa silhouette jusqu’à ce que la lumière redevienne forte et le révèle.


La photographie en elle-même peut être très soignée pour offrir des plans mémorables qui allient l’élégance et l’horreur à la perfection. La petite fille en robe blanche jouant de dos avec une marionnette alors qu’elle est à peine éclairée par la flamme vacillante d’une bougie n’est qu’un exemple parmi tant d’autres de l’excellence de ce travail photographique. Ce dernier s’inscrit à mon sens parmi les meilleurs du cinéma horrifique, des années 2000 comme plus largement, je n’ai pas peur de le dire même si je sais que ce n’est pas l’aspect pour lequel le film est le plus réputé.


La composition musicale quant à elle se fait particulièrement angoissante avec des notes en crescendo qui font bien monter la tension, là encore c’est un procédé efficace qui se joint à la qualité de la réalisation sur la question, même si on peut peut-être y reprocher un manque de personnalité. Si les grands films d’horreur ont souvent un thème emblématique reconnaissable entre mille, ce n’est pas le cas de ce film qui se contente ici d’être simplement efficace et non mémorable, mais sinon c’est la quasi-perfection à mes yeux et à mes oreilles, et je ne serais pas moins élogieux quant à son scénario et à sa narration.



SCENARIO / NARRATION : ★★★★★★★★★☆



Le casting du film a un fer de lance du nom de Nicole Kidman et il faut bien admettre qu’entre ses expressions d’effroi, ses crises hystériques et ses montées de larmes, elle est impériale dans son rôle de mère de famille voulant toujours tout contrôler et paniquant devant les phénomènes surnaturelles qui la surpassent. Sa performance contribue grandement à l’ambiance horrifique du film qui peut en plus compter sur d’autres acteurs pour cela, y compris des enfants comme Alakina Mann, interprète de Anne, seulement âgée de 11 ans et magistrale en passant de la maturité et du sang-froid dont elle peut faire preuve à des moments de panique des plus convaincants.


Autant le très jeune James Bentley se contente d’exprimer la peur et l’incertitude constamment, et il le fait plutôt bien donc ce n’est même pas un reproche, mais Alakina Mann parvient vraiment à faire froid dans le dos avec l’assurance glaciale qu’elle peut montrer sans que ça ne paraisse non plus inapproprié, elle joue bien l’effroi quand il le faut, c’est vraiment une grande performance. J’ai aucun mal à croire que le casting des enfants a été aussi compliqué que le réalisateur le prétend tant le résultat m’épate au plus haut point, c’est pour moi **une des toutes meilleures performances d’enfants acteurs au cinéma.**Le seul vrai point noir du casting ça serait Christopher Eccleston qui me paraît aussi transparent que son personnage qui n’avait pas besoin à mon sens d’être porté à l’écran, seulement mentionné dans les dialogues.


Évidemment, l’utilisation du symbolisme enfantin à travers tous ces éléments sert à construire un contraste entre un monde innocent et un monde de terreur. Non seulement, on a beaucoup plus d’empathie en règle générale pour les dangers qui guettent ce type de personnage moins à même de se défendre par eux-mêmes ou tout simplement de réaliser que ce danger les guette, mais tout ce qui renvoie à leur quotidien renforce le sentiment de malaise que l’on peut, et que l’on doit même, ressentir dans ce genre de film, tant ce qui nous rassure généralement devient vecteur de peur.


Un fond critique se dégage également vis-à-vis de la religion quand Anne soulève le paradoxe de croire que les événements surnaturels de la Bible sont à prendre au sérieux alors que les histoires de fantômes sont simplement farfelues. Au final, la religion n’est ici vu que comme un facteur d’obscurantisme, se borner aux enseignements de la Bible revient à ne pas pouvoir comprendre ce qu’il se passe, ce qui est pourtant tout l’enjeu du développement du récit. C’est une critique assez intelligente je trouve, d’autant qu’elle est nuancée par le fait que ce comportement est précisé comme étant assez normal.


Et tout ça c’est bien gentil, mais je n’ai même pas encore parlé de ce que j’apprécie le plus dans ce film, son twist final :


L’idée que l’on suive depuis le début l’histoire du point de vue des esprits hantant le lieu plutôt que des vivants hantés est d’abord très originale comme perspective, tous les procédés classiques de mise en scène sont au service d’une histoire narrée de façon diamétralement opposée à la norme. Ensuite, tout le film est parfaitement cohérent au second visionnage avec cette nouvelle grille de lecture et les indices n’étaient pas trop flagrants pour que le twist puisse réellement surprendre. Le paradoxe absolument incroyable qui est impliqué c’est qu’on prend peur pour des personnages qui n’ont en réalité rien à craindre tout du long de leurs mésaventures.


Évidemment, les révélations arrivent avec une telle brutalité que ça en est presque traumatisant et ça fait partie des scènes les plus mémorables du film dans l’émotion intense qu’elle suscite. Mais ce que j’apprécie le plus c’est tout l’aspect philosophique de la source de ce mal, la folie meurtrière de Grace devrait nous la faire condamner mais on passe tellement de temps de son point de vue, obsédée par l’intention très louable de vouloir protéger sa famille, qu’on est complètement immergé dans le récit et qu’on comprend toute sa détresse et l’épreuve que ça représente pour elle de faire face à la vérité.


L’actrice Fionnula Flanagan, interprète de Bertha, à propos de la thématique du film :



Les Autres est un film qui parle de tout ce qui peut nous faire peur et plus particulièrement à quel point il peut être difficile d’accepter que nous en sommes les artisans.



Chacun y verra ce qu’il veut, et il y en aura pour dire que c’est de la sur-interprétation, mais personnellement j’y vois une mise en abîme grandiose du cinéma d’horreur en général, puisque le spectateur a beau être effrayé devant un film, parfois à l’extrême, le danger pour lui-même est bien entendu inexistant durant le visionnage et je trouve que l’écho que l’on peut faire du récit et de cette révélation est des plus pertinents. Ça me permet de conclure sur la qualité du scénario qui est absolument magnifique et qui finit le portrait très alléchant que je me dois de dresser de ce film.



CONCLUSION : ★★★★★★★★★☆



Les Autres est une merveille du cinéma d’horreur grâce à la maîtrise totale de quasiment toutes ses composantes : une réalisation classique mais efficace en tout point, un jeu d’acteur bouleversant alors que difficile, un esthétisme soigné au plus haut niveau, un fond critique appréciable et un scénario surprenant parfaitement construit et rythmé. Alejandro Amenàbar réalise pour moi l’un des tous meilleurs films d’horreur de l’histoire du cinéma grâce au sous-genre de la maison hantée, pourtant particulièrement codifié et banal en temps normal.

damon8671
9
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le 24 avr. 2019

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damon8671

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