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Avec le face-à-face claustrophobe de Sans Témoins, Nikita Mikhalkov a l’impression d’avoir passé une étape ; ce qui a mon sens ressemblait fort à une crise d’adolescence aura au moins eu le mérite d’accoucher d’un réalisateur sinon plus mature, du moins plus ambitieux que jamais, qui aime sortir de sa zone de confort et bousculer les attentes. Or, l’étape suivante pour ce réalisateur soviétique iconoclaste mais typiquement russe dans ses thèmes et son style, c’est l’étranger.


Cela tombe bien, en l’espace d’une petite décennie il s’est taillé une belle réputation hors des frontières cloisonnées de son pays ; Partition Inachevée pour Piano mécanique et Quelques jours de la vie d’Oblomov en particulier ayant rencontré un beau succès critique à l’Ouest, où la Guerre Froide n’a jamais atténué la passion pour Tchekhov. C’est tout naturellement que le prophète Mikhalkov se tourne une nouvelle fois vers son père spirituel, en décidant d’appliquer la même méthode que pour Partition inachevée…, à savoir piocher ça et là dans l’œuvre du génial dramaturge, et notamment dans sa célèbre nouvelle La Dame au Petit Chien, pour accoucher d’une histoire d’amour et de mensonges comme il les affectionne.


C’est tout aussi naturellement que pour incarner le pont qu’il souhaite créer avec la culture occidentale, le regard de cet adepte de Fellini se porte vers celui qui était l’acteur fétiche de ce dernier et qu’il considère, à juste titre selon moi, comme le meilleur acteur du monde : j’ai nommé Marcello Mastroianni.


Celui-ci ne se fait guère prier : il a alors 62 ans et ses beaux jours d’Italian Lover sont derrière lui. Cela fait dix ans qu’on ne lui a pas donné de rôle dramatique à la hauteur de son talent encore mésestimé, depuis Una giornata particolare d’Ettore Scola, que j’évoquais dans ma critique de Cinq Soirées et que j’imagine aisément remporter l’adhésion de Mikhalkov. Ajoutez la reine Silvana Mangano dans le rôle de son épouse, et on ne s’étonnera guère que le cocktail tchekhovo-mastroiannien fut annoncé comme favori au Festival de Cannes 1987 – l’inimitié du membre du jury Elem Klimov (réalisateur de Requiem pour un massacre) coûtera finalement la palme d’or à Mikhalkov, mais pas celle du meilleur acteur au grand Marcello.


Les Yeux Noirs commence par un joli générique typiquement mikhalkovien, fait de dessins naïfs superposés à des voix internationales. Romano, serveur sur un bateau à vapeur du début du XXème siècle, s’illumine lorsqu’il découvre que l’un des passagers est russe, et entreprend de raconter son histoire d’amour avec une des compatriotes de ce monsieur Alexeïev. L’on apprend ainsi qu’il fut un temps marié à Elisa, héritière d’une richissime famille italienne, mais qu’il s’ennuyait ferme et dépérissait dans cette belle-famille obsédée par l’argent et les apparences. Prétextant sa dépression pour s’échapper dans une ville d’eau, il y rencontre la belle Anna, une jeune femme russe mystérieuse qui y séjourne avec son petit chien. Ils s’éprennent l’un de l’autre, Romano allant même jusqu’à voyager dans la lointaine Russie pour la retrouver. Evidemment, comme il s’agit d’un film de Nikita Mikhalkov, les surprises, les malentendus et les mensonges seront du voyage…


Disons-le d’emblée, ce huitième film est si pétri de qualités qu’il m’est difficile de savoir par où commencer. Soit, Cannes est très rarement gage de qualité à mes yeux, mais je suivrai leur jugement pour cette fois et accorderai cet honneur à l’éternel, l’unique Marcello Mastroianni. Je ne suis pas très objectif car Mastroianni a toujours occupé une place particulière dans ma famille, surtout auprès de ma maman italophile. Je pense néanmoins qu’il s’agit objectivement d’un de ses meilleurs rôles.


Sur le papier, c’est business as usual pour lui, car Romano est un séducteur insouciant, lâche et égoïste, qui collectionne les maîtresses et dont on peut même douter, d’une certaine façon, de la sincérité de son amour pour Anna – j’y reviendrai. Seulement, Marcello le sexagénaire le joue avec une telle naïveté enfantine, une telle candeur dans son regard et une telle folie douce qu’il est tout bonnement impossible de détester ce personnage, malgré tout le malheur qu’il cause inconsciemment autour de lui. Mastroianni s’investit totalement dans le rôle, avec une énergie proprement étonnante – il faut le voir simuler une crise de folie en criant « sabatchka » à tout va, partir d’un fou rire contagieux ou encore danser avec des tsiganes debout sur un chariot ! Tout autant que son visage et sa parole, ce sont sa gestuelle et son langage corporel, tour-à-tour comique et irrésistible, qui rendent sa présence à l’écran absolument magnétique.


Mais en vérité sa panoplie est complète dans ce film : la scène où il marche dans une piscine de boue chaude avec le plus grand naturel et la plus grande élégance du monde rappelle ses grandes heures de La Dolce Vita ou de Divorce à l’italienne. Quant à ses larmes à la fin de son récit, ce sont aussi celles de son personnage de journaliste homosexuel d’Una giornata particolare, les larmes de l’abandon et du regret. Romano, comme Mikhalkov, fait sa crise d’adolescent amoureux et maladroit. Désormais serveur sur un bateau, il a fugué pour échapper à une belle-famille qui l’oppressait, mais sa solitude est le prix de sa liberté.


Il faut bien le reconnaître, à ses côtés tous les autres acteurs ont du mal à exister. Les inamovibles Avangard Leontiev, Oleg Tabakov et Iouri Bogatyriov (dont c’est le dernier film avec Mikhalkov avant sa mort prématurée…) ont droit chacun à un caméo remarquable, mais même l’immense Silvana Mangano doit s’éclipser face au soleil Mastroianni. La jeune Elena Sofonova n’avait alors guère de chances de laisser une empreinte plus marquante, mais son incroyable beauté et sa délicatesse n’en irradient pas moins l’écran.


Non, l’autre star du film, c’est Nikita Mikhalkov lui-même, disons-le. C’est son meilleur long-métrage après Oblomov, précisément car la présence magnétique de Mastroianni lui évite de trop en faire, de trop se faire remarquer comme sur Sans Témoins. Respectueux de son interprète principal au plus haut point, Nikitka peut se reposer sur lui pour faire ce qu’il sait le mieux faire, composer des plans remarquables de beauté et de sensibilité. Ainsi d’Anna nue au lit, baignée par une faible lumière, tournant le dos à la caméra et à Romano pour laisser une marque sur le mur avec ses larmes. Ou encore leur baiser passionné dans la grange, parmi les plumes qui tombent comme de la neige – de la fausse neige. Le début est assez burlesque et l’hommage à Fellini (cantatrice obèse, cheikh arabe, officiers grotesques, course de chaise-roulante, bain de boue), appuyé sans être pénible, mais c’est la partie russe qui fait tout le sel du film, d’autant que Mikhalkov n’a pas lésiné sur les moyens et que la photographie est somptueuse, que ce soit à Saint-Pétersbourg ou de par les chemins brumeux de Syssoïev.


Nikita Sergueïevitch a réussi son pari : Les Yeux Noirs est un exemple assez unique de coproduction est-ouest qui dans les mains d’un réalisateur moins sûr de lui et d’un acteur principal moins maître de son art, n’aurait été qu’une pastiche. Mais il faut dire aussi qu’il y a une grande similitude entre la Russie et l’Italie, un même humour noir et une même tendresse pour les laissers-pour-compte, une même tendance à l’auto-destruction et un rejet des règles aussi, qui rendent ces deux pays si frustrants et si fascinant pour un regard extérieur. Les Yeux Noirs le sait et l’exploitent à merveille, à travers l’histoire de cet homme-enfant incapable de discerner le vrai du faux amour, au point d’entrainer le spectateur dans ses doutes – « à moins que », pourrait suggérer le twist final ? Mais à cet Oblomov transalpin, comme à nombre d’entre nous, tout ce qui reste de certain et d’éternel, c’est l’amour maternel, et le souvenir de cette aube brumeuse et chantante sur la terre russe…

Szalinowski
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le 16 mars 2019

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