Le spoiler a passé la Porte de Jade, les yeux innocents feraient mieux de se détourner.


Quand on est aussi bien amateur de Park Chan-Wook que de thriller érotique, l'attente d'un film comme Mademoiselle est pour le moins élevée. Après la puissance aussi bien sensuelle qu'émotionnelle de Thirst et Stoker, j'étais déjà acquis à la cause d'un tel projet. Mais si je suis loin de bouder mon plaisir, ce dernier n'a pas été aussi fort qu'attendu.


La 1ère partie est pourtant impeccable. Les qualités plastiques de Park Chan-Wook sont telles que je les attendaient : c'est la grande classe. Les mouvements de caméra sont très élégants, d'une fluidité qui confine à la caresse. La lumière est au poil et transcende les couleurs, les décors et les costumes sont magnifiques. Il y a des cadres recherchés, on voit que Park Chan-Wook est un esthète. C'est un régal pour les yeux. Il est à nouveau aidé par la composition de Jo Yeong-wook, toujours aussi brillant. Les acteurs sont parfaits également, la servante et sa maîtresse transpirent la relation fusionnelle. Kim Min-Hee réussit haut la main sa diction de romans érotiques, sa sensualité est palpable. Kim Tae-Ri a une sensibilité qui crève l'écran en plus d'un teint bronzé qui pose bien sa position sociale. C'est du grand Park Chan-Wook, on a tout ce que l'on pouvait espérer à ce niveau.


Passons maintenant à l'intrigue. Le point de vue de la servante Sookee en mission offre une bonne découverte de ce territoire hostile pour elle. L'introduction de nuit qui donne des allures de manoir hanté à cette bâtisse, le serpent qui interdit l'accès à la bibliothèque, l'infériorité sociale du personnage, tout ça offre un bon cadre pour démarrer. Mais c'est surtout la tension sexuelle qui est privilégiée, et elle est parfaitement dosée. Je n'avais pas vu de séance chez le dentiste comme celle-là, sacré Chan-Wook. Tout est dans la focalisation des personnages sur les détails : les yeux, la bouche, les gants. Avec un silence et une durée parfaitement calculés qui renforcent le sentiment d'attente des personnages. On pouvait d'ailleurs noter dès le début que la servante parle japonais alors que Hideko privilégie le coréen : dès leurs premiers échanges elles parlent la langue de l'autre, comme un début de fusion. Quand les dames laissent enfin éclater leur désir, le réalisateur atteint un équilibre rare : c'est très érotique, cela dure le temps qu'il faut pour mettre en valeur l'amour des personnages, mais cela ne vire pas au racolage. C'est très sexuel, on en voit beaucoup, suffisamment pour être expressif (et faire monter la température) mais pas assez pour que cela soit vulgaire. J'aime ce genre d'érotisme. C'est d'autant plus remarquable que la Corée du Sud est encore loin d'être à l'aise avec la question de l'homosexualité ou de l'émancipation féminine, mettre en avant une relation lesbienne dans un film n'est pas aussi évident là bas qu'en Occident.


Vient alors la partie qui m'a déçu, celle où l'on met bas les masques. Ce n'est pas que le twist en lui-même serait mauvais, il est correct pour ce que le film veut en faire. C'est surtout la manière dont Park Chan-Wook explicite les plans qui ont été mis au point qui m'a semblé pesante. Son gros flashback qui remontre les scènes précédentes sous un autre angle fonctionne à moitié : les moments où l'on voit que le piège était sous les yeux de Sookee depuis le début mais que c'est son illettrisme issu de sa condition sociale qui l'a aveuglée sont très bien vus. Les moments où l'on nous fait réinterpréter les ébats de Hideko aussi : la belle scène saphique n'a pas le même sens quand on sait que ce sont les deux femmes qui se sentent coupables de tromper l'autre. Mais pour bien d'autres moments on est dans de l'explicitation qui est non seulement inutile, mais aussi un peu barbante. Je retrouve là le défaut le plus fréquent chez Tarantino (amusant sachant que ce qui constitue pour moi la partie en trop de The Hateful Eight est justement son chapitre flashback) : à trop vouloir montrer en quoi le plan est bien ficelé, le réalisateur bloque la progression du récit pour convaincre le spectateur que ça tient la route. Cela casse le rythme car on y passe énormément de temps, certaines explications n'étaient d'ailleurs vraiment pas nécessaires car on avait bien compris que le comte et Hideko faisaient semblant. Et ici cela réduit l'intérêt d'un revisionnage où l'on irait soi-même combler les trous et rendra ledit revisionnage encore plus redondant.


Pourtant le début de cette 2e partie, si elle est frustrante parce qu'elle interrompt l'action, ne manque pas de charme. La maison retrouve son aspect de prison inquiétante et les scènes de dictée langoureuse dégagent une sensualité qui a quelque chose de malsain. C'est à partir de là que Hideko troque ses gants blancs de fausse ingénue pour des gants noirs de dominatrice, ses gants ne tombant qu'en présence de Sookee, la seule avec qui elle sera honnête et épanouie. Il est bien vu d'avoir fait raconter une histoire où les hommes échangent volontairement leur position de dominant contre la soumission de l'héroïne, alors que l'application de ce fantasme leur sera imposé au niveau relationnel dans leur dos et ne leur plaira pas du tout. Après, Park Chan-Wook ne peut s'empêcher de partir loin pour s'amuser, comme la scène comique de la pendue, les lumières qui clignotent lors des tensions sexuelles des lectures, ou la démonstration du mannequin : cette dernière est justifiée (la demoiselle est tellement froide qu'elle préfère être avec un bout de bois qu'avec un homme), elle est belle aussi, mais on sent quand même bien que c'est là un peu pour délirer. Mais c'est aussi pour ça qu'on apprécie (ou pas) le bonhomme, pour ses excès qui sont ici bien mesurés. Bon, il a aussi inclus une scène de torture parce qu'on ne se refait pas. Mais je dois dire que voir le dindon de la farce qui se fait broyer la main alors que les héroïnes se font plaisir avec les boules de geisha, l'instrument de torture de l'un devenant un jouet sexuel pour les autres, c'est d'une cruauté comique. Le tout avec l'oncle qui se laisse déborder par le rêve humide d'un non-événement, lui aussi s'est bien fait duper sauf qu'il ne s'en rendra jamais compte.


Il y a quand même autre chose qui me chiffonne. Toute cette 2e partie insiste sur le voyeurisme des hommes envers une Hideko objectifiée et inaccessible, puis présente ce qui se veut comme un sommet émotionnel avec la destruction des ouvrages érotiques. La servante aide sa maîtresse à briser ses chaînes en supprimant tout ce qui a contribué à faire d'elle un objet de désir, c'est un beau moment (même si s'attaquer à des livres est un choix très maladroit). Sauf que le statut même du film en tant qu'oeuvre érotique va à l'encontre de cet acte. On pourra me rétorquer que cette destruction sert à libérer Hideko de son statut de fantasme sur pattes et que les scènes sexuelles filmées sont mignonnes parce que les personnages s'aiment sincèrement. Mais il est tout de même indéniable que le sexe est ici montré de façon artistique pour être plaisant, et je trouve qu'il y a une forme d'hypocrisie à ensuite rejeter le désir sexuel des hommes comme quelque chose de répugnant. D'ailleurs on ne ressent pas vraiment de dégoût de la part d'Hideko lorsqu'elle procède avec autant d'investissement et de malice à ses lectures. Ce n'est peut-être pas exactement ce que voulait signifier Park Chan-Wook lors de ce ravage de la bibliothèque, mais c'est ce qui ressort du film (ou alors c'est juste une nouvelle façon détournée de parler de l'occupation japonaise, mais ce serait un peu décevant). C'est d'autant plus fort lorsque vient la dernière scène lesbienne, très gratuite et qui sert à se faire plaisir une dernière fois. Soit, le film s'y prête bien et c'est toujours bon à prendre quand c'est bien fait, mais j'ai toujours un regret lorsque j'ai l'impression qu'un film vient de louper le moment idéal pour envoyer le générique de fin.


Il y a bien des choses à dire sur Mademoiselle. Il est intéressant de constater que le titre international, The Handmaiden, choisisse de faire référence non seulement à Sookee, mais aussi évidemment à La Servante, référence incontournable du cinéma coréen (bien qu'il ne soit pas ma tasse de thé). Sauf que si le début laissait penser que la servante serait encore une fois la manipulatrice, elle se fait finalement avoir par sa maîtresse avant de s'allier avec elle. Une certaine façon de payer son tribut à un classique de son pays en le détournant, bien que le titre original soit tout simplement l'équivalent de "Mademoiselle" (on peut entendre fréquemment Sookee appeler Hideko de cette façon). On a bien des choses à voir et il serait injuste de faire la fine bouche devant ce qu'on nous propose, mais je suis frustré que le film freine ainsi sa progression à mi-parcours et me retienne plus que nécessaire dans ses scènes purement explicatives. Je suis également dubitatif quant à sa considération des désirs des hommes du film, lui-même offrant d'ailleurs une vision apparemment assez fantasmée du saphisme (de ce que j'ai pu en lire sur le net, vu que je ne pourrai pas en juger par moi-même). Je pense avoir été bien touché par la plupart des scènes, mais pourtant le recul atténue la force de plusieurs d'entre elles et je ne sais pas trop ce que j'en penserai après un 2e visionnage, si je l'apprécierai plus ou moins. Mais ce visionnage là m'a offert une leçon d'élégance et demeure un bon moment de cinéma.

thetchaff
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le 7 nov. 2016

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