L’Éloquente Pesanteur Aérienne des Silences

Le second long-métrage d’Alice Winocour, malgré les grands écarts d’époque, d’ambiance et de sujet, est bien plus proche de son précédent travail qu’il ne semble l’être à première vue : Maryland, comme Augustine, suit la difficile guérison de son personnage malade et enfermé en un intime désespoir inexprimable,



une guérison en combat face à soi-même dans le contexte insurmontable de l’ouverture à l’autre.



Après l’hystérie féminine stigmatisée et étudiée au XIXème, la réalisatrice nous invite à suivre ici les errances liées au stress post-traumatique d’un solide soldat de retour des guerres contemporaines, qui se révèle alors homme aussi fragile que n’importe qui.


Le cœur du film, au-delà de l’étrange relation suspendue entre le soldat et sa protégée qui en fait le fil, s’articule autour des incessantes angoisses profondes et des lancinantes hallucinations auditives du jeune homme déboussolé, souvenirs spirituels intimes d’une mission qu’on imagine traumatisante en Afghanistan, et qui l’empêchent de repartir au front aussi vite qu’il le souhaiterait, dans une



vaine course à l’oubli.



Le guerrier, toujours sur le qui-vive, trouve alors une mission de sécurité privée lors d’une soirée où le haut gotha politique mêle plaisir et magouilles sur fond de ventes d’armes et de soutiens occultes en fraude fiscale, avant de prolonger de quelques jours pour une surveillance familiale, en solo, au cours de laquelle il fera doucement la lumière sur le danger imminent, cœur d’actualité, qui menace son employeur.


La mise en scène joue dans les pas du personnage : ralentis pour les flottements du temps autant que pour ceux de l’esprit figé dans une torpeur décalée, impressionnant travail de distorsion musicale et de distanciations sonores souligné par le score de Gesaffelstein, dialogues sourds, fuites des regards et caractères mutiques, mouvements pesés, violences brutes terrorisantes. La jeune réalisatrice développe



une pesanteur de chaque instant,



jusque dans les moments les plus lumineux, plombés par l’inadaptation de l’homme à son monde, et qui sert admirablement le récit : le soldat en transit traîne son impression d’inutilité, de vacuité, et contamine ses collègues autant que l’objet de sa mission.
La paranoïa du soldat trouve un écho à chaque composition, à chaque séquence.


Matthias Schoenaerts est l’impact sourd de ce métrage. Bloc sauvage autant que tendre sous la carapace close, regard profond qui révèle l’esprit tu, si le rôle reste dans la continuité de ceux qui l’ont jusqu’à présent fait connaître, le jeune comédien belge continue d’y exceller, insufflant sous le corps solide les atermoiements secrets de l’âme à l’épreuve. Il faut avouer qu’il tient le film tout entier. Que la mise en scène perdrait gros de sa valeur si elle ne pouvait l’accompagner, se laisser entraîner par ses gestes autant que par ses silences. Diane Kruger à ses côtés est toujours belle, laisse aller le naturel séduisant de simplicité, et malgré l’idée première, semble alors être la partenaire idéale pour magnifier le contraste entre



ces deux êtres qui se rapprochent dans l’épreuve quand tout les oppose.



C’est là assurément qu’Alice Winocour cède d’elle-même : deux longs-métrages, quatre personnages principaux, et une économie de dialogue pour jouer le relationnel indicible, silencieux, qui unit les corps et les cœurs assurément mieux que les mots. Le cinéma de la jeune auteure se veut



aussi brut et instinctif que taiseux,



rappelle que les paroles s’envolent sous les fausses promesses et les manipulations alors que les regards, les gestes, les élans silencieux du corps ne mentent pas, disent au grand jour, hurlent parfois, une vérité qu’on ne peut dissimuler.


Autour d’un amour qui s’ignore, dans le refus lourd d’une guérison, Maryland séduit paradoxalement par sa pesanteur. Loin de ne s’intéresser qu’aux effets dévastateurs et obsessionnels d’un stress post-traumatique trop souvent rattaché aux horreurs de la guerre, la jeune réalisatrice utilise ce stress pour le heurter à



l’humain persistant dans le réel cotonneux,



flou, où le soldat errant flotte sans but, sans conscience et sans repère. L’humanité nerveuse, les complexités absurdes de l’esprit, les rebellions fragiles du corps perdu transpirent de ce film à l’apparence aussi monolithique que son personnage, et Alice Winocour, en deux métrages seulement, confirme son talent libre et retenu autour des difficiles appréhensions du réel par les consciences capturées ailleurs, lointaines parce qu’intimes et dépassées toujours par l’immensité de la multitude nécessairement déconnectée. Différente, étrangère.
Dans l’exceptionnel banalisé, Alice Winocour souligne les mécanismes incontrôlables et les impasses du corps communes à tout le monde. Profondes, sourdes et pesantes. Ce qui fait



la gravité spirituelle des êtres fragiles que nous cachons sous les carapaces en représentation.


Créée

le 28 févr. 2017

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