La vie du cinéphile normalement constitué est jalonnée de ces moments décisifs où ce qui était une certitude négative sur un cinéaste en particulier se transforme du jour au lendemain, par la grâce d’un visionnage, en retournement de veste magistral. Le cas Kechiche aura longtemps représenté, pour l’auteur de ces lignes, une idée d’une certaine négation du cinéma, là où la majorité le voyait comme l’un des génies modernes, capable par la dilatation du temps, d’atteindre à une vérité rare au cinéma. Mais il était tout également permis d’y voir, pour peu que l’on ne fasse pas partie de ses thuriféraires, un odieux personnage n’aimant rien mieux que se mettre en avant, filmant ses personnages comme des rats de laboratoire qu’il pourrait manipuler à sa guise, ne pouvant s’empêcher de faire dans la surenchère (dans la gestion du temps et la façon même de filmer ses acteurs), dans une optique de terrorisme cinématographique, de maître démiurge prenant en otage le spectateur et tous ses collaborateurs pour donner vie à sa vision, soi disant imparable. Bref, inutile d’en rajouter, génie ou imposteur, il était difficile de trancher. Oui mais comme la curiosité finit toujours par l’emporter concernant cette passion sans fond qu’est le cinéma, il paraissait difficile de se complaire éternellement dans ce refus de voir toute nouvelle proposition du cinéaste vénéré ou détesté selon les points de vue. Face au concert de louanges récolté à la quasi unanimité par ce premier volet d’une saga annoncée, et au scandale incroyable causé par le second volet (en réalité intermède) présenté à Cannes en 2019, et dont il est permis de douter qu’on le voit enfin un jour, il fallait bien s’y risquer un jour ou l’autre. Dans un bel élan de curiosité mêlée à du masochisme, c’est enfin chose faite, et la claque fut grande, les amis.


Il est d’usage de penser que tout se joue généralement dans les cinq première minutes, quel que soit le genre du film. Certes, il peut arriver qu’une œuvre se mérite et se dévoile lorsqu’on a la patience de s’y confronter jusqu’au bout, malgré les turbulences que cela peut engendrer dans un premier temps. Mais l’ouverture d’un film est tout de même censée accrocher immédiatement le regard et l’esprit, car c’est le moment où l’on sait s’il y a des chances que quelque chose se joue là, que ce soit de l’ordre de la stimulation de l’intellect, de l’émotion pure et instinctive, ou tout simplement des sensations fortes. Quelque chose doit se passer, et si ce pacte à passer entre le cinéaste et le spectateur ne parvient pas à se faire dans ces moments décisifs, selon notre degré de capacité de concentration, cela peut régler le sort du film immédiatement. Concernant un cinéaste comme Kechiche, au style aussi marqué et, d’une certaine manière, radical, c’est sans doute encore plus vrai que pour n’importe qui d’autre. Et lorsqu’on se lance dans le film avec la certitude que c’est peine perdue, et qu’on ne pourra rien en tirer, on est prêt à dégainer nos plus vils arguments très rapidement. Seulement, le moment où ce petit miracle tant espéré survient, la magie n’en est que plus forte, et on se souvient pourquoi on est tombé un jour amoureux de cet Art magistral qu’est le cinéma, celui réunissant tous les Arts en un seul, pouvant tout aussi bien provoquer le rejet qu’une sensation de plénitude et d’Absolu qui nous fait nous sentir vivants. Inutile de tourner plus longtemps autour du pot, c’est entièrement le cas ici, et la façon que va avoir Kechiche, patiemment et avec assurance, de construire son édifice, selon une logique d’une simplicité apparente qui a tout (osons le dire) du génie, a quelque chose de réellement fascinant et éblouissant.


En quelques plans d’une grâce solaire qui filtre immédiatement entre l’écran et le spectateur, il plante son décor. Sète, lieu idyllique où Amin, personnage central tout en restant en retrait (on y reviendra), revient pour ses vacances d’été. L’année, il vit à Paris où il écrit ses scénarios dans l’espoir de faire du cinéma, mais ce lieu où il a grandi est l’occasion pour lui de retrouver sa famille ainsi que ses amis, au premier rang desquels Ophélie (incarnée par la fulgurante révélation Ophélie Bau), la première qu’il cherche à revoir. Et cette première scène est comme un concentré de tout ce que l’on peut attendre de Kechiche, mais presque dans l’optique d’évacuer d’entrée de jeu tout ce qui pourrait l’obséder, pour pouvoir sereinement attaquer le reste du film par la suite. A savoir le sexe, torride, érotique à en mourir, incandescent. Amin y épie donc par la fenêtre les ébats brûlants entre la fameuse Ophélie et son compagnon du moment, qui n’est autre que le cousin dragueur de Amin. Suite à cette scène, comme toujours chez le cinéaste, filmée dans la durée pour faire monter la tension, et l’amant parti, les présentations peuvent être faites, et le spectateur de rentrer en apnée, pour rester avec cette sensation enivrante jusqu’au bout de ces 2h53 de pur bonheur cinématographique.


A vrai dire, il semble presque vain de chercher à rendre compte par les mots de ce que le film peut receler de trésors, car l’Art de Kechiche, tant vanté par ses fans depuis toujours et que j’aurai mis du temps à comprendre, consiste à rendre évidentes des choses pouvant paraître, dans le langage cinématographique, totalement creuses. A savoir que dans le cas présent, l’essentiel de l’intrigue, si on peut l’appeler ainsi, ne fera que tourner autour des atermoiements amoureux d’une bande de personnages passant l’essentiel de leurs journées à la plage, entre les amourettes, la drague plus ou moins subtile des uns et la réceptivité plus ou moins malicieuse des autres, et, au milieu de tout ça, Amin, l’artiste observant tout ça, confident de ces dames, celui à qui on raconte ses problèmes somme toutes assez mineurs, oreille attentive ne parvenant jamais à conclure. Un personnage remarquablement écrit, et incarné avec grâce par Shaïn Boumedine, la candeur incarnée, mais exhalant malgré tout une mélancolie qui transperce notre regard. Il n’y a qu’à le voir, observateur silencieux sur la piste de danse, scruter tout ce petit monde se tournant autour, pour capter toute la profondeur émanant de lui.


2h53, donc, de dialogues étirés à l’envie, mais pas de manière hasardeuse. Car si les cyniques (et c’est du concret), se contenteront de détruire le film en sortant des scènes de leur contexte, comparant le film à un mélange de AB Productions et « Plus belle la vie », le résultat s’apparenterait plutôt à une mosaïque d’une pertinence absolue d’une époque transitoire, comme suspendue dans le temps, et symbolisant en quelque sorte les envies et espérances d’une génération. Car ce que l’on a oublié de dire, c’est que le film se situe en 1994, année tout sauf innocente. Au-delà du fait qu’il s’agisse d’une adaptation libre d’un roman autobiographique de François Bégaudeau, « La blessure, la vraie », en réalité celui-ci a été transposé une quinzaine d’année plus tard dans un autre milieu social. Et cela signifie beaucoup au final, car si la base de l’histoire concerne les souvenirs de jeunesse de l’auteur du roman, Kechiche en profite pour réaliser une véritable radiographie d’une époque semblant bien lointaine aujourd’hui. Cette jeunesse cherchant à communier littéralement, lorsque la notion de vivre ensemble signifiait encore quelque chose, et que la notion de métissage n’était pas uniquement un mot balancé pour montrer qu’on était ouvert d’esprit, mais réellement le symbole d’une utopie, une envie de profiter, ensemble, des bonheurs éphémères que la vie pouvait offrir.


Cette plage, par un bel été, semble contenir en son sein un parfait échantillon de cette jeunesse ne cherchant rien d’autre que profiter de l’instant présent, sans que les malheurs extérieurs ne pénètrent ce microcosme comme protégé de tout. Une parenthèse enchantée, et c’est ainsi que les dialogues à rallonge, dont on se demande bien à quoi ils pouvaient ressembler sur le papier tant le travail de Kechiche semble, ici plus que jamais, avoir consisté à filmer ses comédiens dans la durée afin d’obtenir une véritable sensation de réalité, en deviennent par la grâce d’un regard à juste distance, d’une vérité absolue, quand bien même ils n’auraient l’air de rien, sortis de leur contexte. Les débuts de conversations laborieux, les « salut, ça va ? Et toi ? », les blancs, les sourires gênés, aboutissant finalement sur des échanges authentiques et naturels, tout ça contribue à la profonde authenticité d’un film vu comme le premier mouvement d’une symphonie qui ne pourra sans doute trouver sa profonde unité que lorsque tous les films seront sortis. En l’état, ce premier volet semble déjà dire beaucoup, et l’on finit le film avec ce sentiment devenu si rare d’avoir réellement partagé un bout de vie avec ces personnages, pour certains particulièrement truculents, que l’on a aucunement envie de lâcher à son issue.


Le style habituel de Kechiche, ce naturalisme ici transcendé par une photographie lumineuse mettant parfaitement en valeur les visages de tous ses comédiens, et ce montage très cut, avec cette caméra passant d’un personnage à l’autre, scrutant, tournoyant autour des corps (féminins majoritairement) trouve ici son plus bel accomplissement, car semblant pour une fois totalement adapté à l’histoire racontée. Le cinéaste trouve la durée juste pour chaque scène, et ce fameux travail sur le temps, malaxé et étiré à envie, trouve ici sa parfaite justification. Et tant qu’on y est, revenons rapidement sur ces accusations répétées concernant la soi disant objectification du corps féminin . On aura beau focaliser sur cet aspect-là, il semblera réellement à côté de la plaque de n’y voir qu’exploitation racoleuse de la part d’un metteur en scène se rinçant l’oeil sans aucune considération pour les Femmes. Car on aura rarement vu plus belle sublimation de ce corps féminin tant désiré (et c’est un peu le sujet-même du film, tout de même), objet de toutes les convoitises, et, concernant Amin, éternellement inaccessible. Alors oui, on ne niera pas que la caméra s’attarde beaucoup sur les courbes de ses actrices, mais après tout, comment pourrait-on lui reprocher de filmer son propre désir, lorsque c’est fait avec une telle sensualité ? De la pornographie, certainement pas ! Une exaltation de tous nos sens, et de ces Femmes pour lesquelles il crie son amour à chaque instant, tout comme certains des personnages (l’oncle d’Amin, impayable et réjouissant). Le cinéma est et a toujours été affaire de point de vue. Nul doute qu’une réalisatrice ou même un autre cinéaste auraient eu un point de vue différent, mais reprocher à Kechiche son regard, assumé et en aucun cas vulgaire, revient à nier l’essence même du medium, à savoir amener sa propre sensibilité à une œuvre en tâchant de rendre celle-ci universelle.


Sublime peinture d’une époque révolue et pourtant pas si éloignée, instantané d’une génération savourant l’instant présent, les sensations que le film procure sont évidemment universelles. A sa sortie, il devait déjà provoquer ce sentiment de plénitude nous faisant sentir vivants, mais aujourd’hui, il prend forcément une autre résonance. Car à l’ère du masque obligatoire dans les lieux publics, alors que l’on commence à banaliser une certaine peur de l’autre, comme si l’on était des pestiférés, où se faire la bise semble presque être un crime de lèse majesté, partager durant tout ce temps la vie de ce groupe, n’aimant rien tant qu’être ensemble, danser, manger, faire l’amour, en bref savourer la vie, a quelque chose d’à la fois transcendant et un peu triste. Car tout cela est destiné à se finir un jour, alors pour le moment, dans cet instant de grâce que le film s’attache à nous faire ressentir au plus près, il s’agit de ne pas perdre le moindre instant. On aura tout le reste de notre vie pour s’emmerder. Un très grand film !

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le 19 août 2020

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