Le sixième long-métrage d’Abdellatif Kechiche, « Mektoub, my love » (« Destin, mon amour »), est un film qui prend son temps. Le temps de la montée d’une jouissance, le temps d’une immersion dans un monde de soleil, d’eau, de peau nue offerte à la lumière.


Dès l’ouverture, la caméra adopte le point de vue d’Amin (Shaïn Boumedine, une révélation...), de retour à Sète après un début d’études médicales à Paris puis une orientation vers le métier de scénariste. Il revient de la capitale, appareil photo au poing, submergé par la beauté du monde qu’il retrouve. Mais, comme le jeune héros du court-métrage de Michel Gondry, « La Lettre » (1998), Amin reste à l’abri de ses longs cils noirs et de l’objectif auquel ils se rivent parfois, essentiellement regardeur de ce monde qui le fascine ; à la différence de son sémillant cousin (Salim Kechiouche, tout aussi remarquable), qui plonge dans ce monde et l’empoigne à pleines mains. Un monde peuplé de jeunes femmes toutes plus irrésistibles les unes que les autres (de Lou Luttiau à Ophélie Bau, deux autres révélations, en passant par Hafsia Herzi, déjà plus capée), à la sensualité explosive, et desquelles la caméra de Marco Graziaplena ne craint pas de s’approcher, glissant le long de leurs courbes et de leurs ondulations reptiliennes, à la manière d’un drone à basse altitude.


L’action est précisément située à l’été

1994, avant le tournant du millénaire, à une époque dont Abdellatif Kechiche a voulu recueillir la liberté, l’insouciance. Pas encore de portable, pas le moindre soupçon de fanatisme religieux, la modernité dans tout l’affranchissement qu’elle autorise aux hommes comme aux femmes... Revendiquant ce droit à la jouissance, la caméra, immersive, souvent aveuglée de lumière, se permet d’étirer le temps sur le sable des plages, de recueillir le chatoiement de pierre précieuse que le soleil allume dans un iris, de plonger avec ces jeunes demi-dieux dans les cris et les éclaboussures d’eau... Scènes dionysiaques, auxquelles le spectateur s’abandonne comme s’il y prenait part et qu’il voudrait voir ne jamais finir, dans l’émerveillement de l’instant. On retrouve, décuplées et portées à leur paroxysme, certaines sensations déjà éveillées par le film solaire de Dominique Cabrera, « Corniche Kennedy » (2017)...


« Ode à la vie, / Ode à la poésie,/ Ode à la presbytie », chantait, non sans humour, le grand Alain Bashung, dont on entend ici éclater, parmi d’autres tubes de l’époque, le fameux « Osez Joséphine »... sur fond d’une scène de traite de chevrette ! Il n’est pas certain que les jeunes corps exultants que l’on a sous les yeux soient déjà guettés par la presbytie... Mais Abdellatif Kechiche signe ici une somptueuse « Ode à la vie », à laquelle il faut bien le puritanisme des Américains pour oser résister, comme ce fut le cas dans certains festivals... Ce dont la jeune équipe a le bon goût de sourire, plus que de s’attrister ou de s’offusquer... Pour les autres spectateurs, cueillis par cette vague de plaisir et de bienveillance, ils se retrouvent tout éberlués sur le sable, au bout des presque trois heures de projection, désirant déjà que les prochaines lames annoncées viennent les emporter vers le large...

AnneSchneider
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le 21 mars 2018

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Anne Schneider

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