Banal, soporifique, ennuyant, barbant, assommant, long, répétitif, gênant, vulgaire, pervers, prétentieux …


Voila de très jolis mots, qui en prenant un peu de recul, s’avèrent d'être de vrais qualités de Mektoub, My Love : Canto Uno réalisé par Abdellatif Kechiche.


Nous vivons une époque où le contact humain commence à s’évaporer à petit feu, un phénomène amplifié par le contexte actuel du confinement / couvre feu. L'homme se déshumanise au fil des jours en consacrant tout son temps au numérique, les gens ne profitent plus l'instant d'une bête conversation, de ces moments, qui aux yeux de certains, peuvent paraitre insignifiants par leur fugacité et leur inutilité, mais accumulés, ils forment ce qu'on appelle la vie. À me lire on croirait voir une vieille personne dépassée par le changement sociétal, néanmoins ce changement est réelle et dire le contraire c'est se voiler la face.


Et ceci Kechiche l'a parfaitement compris. Pour remédier à ce problème, le cinéaste a décidé d'immortaliser en image ce qui serait littéralement nos meilleurs souvenirs de vacance. Le but de Kechiche est de se servir du médium cinématographique pour rallonger, étirer le plus possible ce lointain souvenir d'un sourire éphémère qui nous a tant marqué.


https://www.cjoint.com/doc/21_02/KBumnYF2c2O_Capture-d%E2%80%99%C3%A9cran-330-.png


Pour faire une analogie, Mektoub, My Love : Canto Uno ce serait ces vidéos capturées furtivement sur sa caméra sans l'aspect nostalgique qui en découle derrière et qui nous ferait plonger dans une profonde mélancolie. Des vidéos de quelques secondes mais étalées sur presque 3 heures dans ce métrage.


Oui. S'il fallait résumer et décrire bêtement en un mot tout le parcours et le travail de Kechiche c’est bien : "naturalisme".


Kechiche c'est avant tout retranscrire le mieux possible le réel, retranscrire toute la sincérité de nos discussions, de nos émotions à travers nos faits et gestes, car s'il y a bien une chose qui ne ment pas, c’est notre corps. Notre corps suffit à lui seul pour faire tout un film. Depuis des millénaires, le corps fait l'objet d’une énigme mystérieuse et fascinante pour l'homme, on essaye de l'étudier de fond en comble pour découvrir chaque secret qu'il enferme afin de mieux comprendre sa mécanique et ainsi pouvoir mieux l'appréhender et réagir plus facilement selon les situations. Le corps fait l'objet d'une longue étude notamment dans l'art. Inutile de vous dire qu'il en est de même pour le cinéma, on peut notamment citer David Lynch dont le cerveau et plus particulièrement l’inconscient / subconscient lui semblent être un chemin infini de fascination dont l'objectif est de percer l'indicible, ou encore David Cronenberg et la chair, qui par sa morbidité et démystification du corps, nous pousserait à défendre un courant philosophique matérialiste. Quant à Abdellatif Kechiche, le corps fait l'objet d’un immense désir. On ne compte plus le nombre de plans qui subliment chaque corps par des resplendissants rayons de soleil d'un été festif. De manière totalement décomplexée, Kechiche sculpte avec sa caméra chacune de ces formes, de ces courbes jusqu'à créer des silhouettes d'une perfection inouïe en contre-jour, voici un plan qui résume exactement ce que je dis :


https://www.cjoint.com/doc/21_02/KBumu4nWTfO_Capture-d%E2%80%99%C3%A9cran-332-.png


Les corps se rassemblent, s’entremêlent dans un océan éclatant, s’exultent, s'extasient au rythme d'une musique énergique. Les regards désireux se croisent indéfiniment, certains seront délaissés avec un terrible chagrin, d'autres poursuivront leur chemin rempli de bonheur. Kechiche a donc bien raison d’insister sur le jeu de ses acteurs qui sont formidables, ils sont d'un naturel qui me laisse bouche bée ! C'est à se demander s'ils savent vraiment qu'il y a une caméra qui les suit constamment ! J'aimerais donc féliciter : Shaïn Boumedine jouant de manière sobre mais efficace la timidité d'Amin, difficile de ne pas le comparer à Kechiche durant tout le métrage, ainsi qu'Ophélie Bau et Lou Luttiau jouant respectivement Ophélie et Céline, deux formidables actrices qui font l'objet de convoitises pour tous les hommes qui les arrachent du regard. Nous avons aussi Alexia Chardard jouant la pauvre Charlotte qui retranscrit extrêmement bien une soudaine tristesse éphémère. Comment peut-on oublier Salim Kechiouche incarnant merveilleusement bien cette personne extravertie qui a constamment la tchatche, une qualité qui, manifestement, lui fera défaut. Et enfin, même si elle arrive tardivement, nous avons Hafsia Herzi qui n'a plus rien à prouver.


Mais voila. Comme tout film non conventionnel avec un vrai parti pris de réalisation, il y aura toujours un certain nombre d'individus pour conspuer ce métrage avec des arguments non seulement fallacieux mais remplis de bêtises crasses.


Oui ce film est particulièrement voyeuriste, et alors ? Qu'est-ce que ça peut faire ? Nous sommes au cinéma et cette morale chrétienne de bas étage n'a rien à faire ici. Bien entendu, il y aura toujours une limite à ne pas dépasser, mais à ce que je sache Kechiche n'a rien fait de mal ? Il n'a pas abusé de son statut pour faire des attouchements sexuels ou je ne sais quoi ? Voyez-le comme un pervers si ça vous chante, en revanche cela ne dit en rien des potentiels défauts intrinsèques au métrage. En effet, il porte un regard masculin ("Male Gaze" pour reprendre le vulgaire langage / anglicisme actuel) où les femmes sont plus mises en avant, mais est-ce pour autant péjoratif ? C’est un regard comme un autre. Les personnes d'extrême gauche diront que ce regard contribue à la "culture du viol" parce que la femme est soumise au rang d'objet sexuel. N’ayons pas honte de disgresser. Ces gens semblent oublier une chose importante. Il y a leurs idées utopistes et il y a notre réalité. La réalité c’est que nous sommes des êtres remplis de pulsions, qu'on le veuille ou non, nous avons inhéremment une partie animale en nous. Donc renier ses pulsions revient à renier une partie de nous. Bref passons ce chipotage puérile et hypocrite, en effet quand c'est l'homme qui sexualise la femme c’est horrible, par contre, quand c’est la femme qui sexualise l'homme tout va bien !


Parmi les critiques ridicules qu'on peut lire à droite à gauche, nous avons aussi l’idée que ce film est trop long, qu'on s'ennuie trop, car banal. Outre le fait qu’on soit responsable de notre propre ennuie, j'ai envie de leur dire que c’est fait exprès justement, c’est tout le but de Kechiche, plus c’est long et mieux c’est, sinon tout le principe du naturalisme disparaît.
Dans l'excellentissime La Vie d'Adèle, les scènes de sexe ne sont pas gratuites pour rien, elles représentent la passion et elles prennent toute leur puissance par la durée, on est loin d’un film superficiel et mainstream qui montre timidement deux trois plans de nibards dans le but de respecter le cahier des charges. Il en est de même pour Mektoub, My Love : Canto Uno où le désir prend tout son importance avec la durée, la longueur. Par ailleurs, vous remarquerez que Kechiche nous prend à contre pied en présentant en introduction de manière explicite une scène de sexe sous le regard envieux d’Amin, une scène de sexe qu'on ne reverra plus jamais dans le métrage. Le message est clair. Le sexe étant l'ultime stade du désir, autant le mettre dès le début et ainsi pouvoir accroître la sensation du désir tout au long du film.


Le sexe et le désir me permettent de rebondir sur une autres critique ridicule.
En effet, les personnes, qui résument ces films à du porno dénué de tout propos, sont remplis de mauvaises fois consternantes, car par-dessus l'aspect naturaliste, Kechiche traite de réelles thématiques qui nous concernent tous ! Depuis le début de sa carrière, Kechiche nous parle du déterminisme social, Kechiche insiste sur notre milieux social qui influencera toute notre vie, Kechiche emprunte donc un concept purement sociologique théorisé par Bourdieu avec ses quatre capitaux (économique, social, culturel et symbolique) qu'il insuffle dans chacun de ses films à travers des discussions, des comportements, des réactions que ce soit dans son premier film La Faute à Voltaire avec le personnage de Jallel un émigré tunisien qui essayera de s'émanciper de la pauvreté de son pays en s'installant en France et ce même s'il doit le faire illégalement, malheureusement pour lui son statut social et économique le mèneront à sa perte. Il en est de même pour L’Esquive où par le biais de l'œuvre de Marivaux, un professeur leur explique littéralement qu'on ne s'assemble qu'avec ceux qui nous ressemblent ! Dans La Graine et le Mulet c’est une famille entière qui va devoir se tuer pour s'extirper de sa misérable situation et ce même s'il faut symboliquement se prostituer ! Dans La Vie d'Adèle, Kechiche nous dit à travers une magnifique histoire d'amour que le capital culturel influencera notre capital social et donc nos relations sociales. L'influence sera telle qu'elle engendra une potentielle rupture du couple. La pauvre Adèle n'ayant que son pauvre Bob Marley comme comparaison, une comparaison qui fera rire Emma, cependant c’est un rire jaune rempli de mépris, un rire de bourgeois qu'on méprise à notre tour. Et enfin pour arriver à Mektoub, My Love : Canto Uno, cette notion du déterminisme social est un peu délaissée sans être pour autant évincée. En effet, on peut la voir à travers le personnage d’Amin qui incarne Kechiche. Amin c'est un personnage qui parle peu, un personnage qui refoule le plus ses sentiments, le plus timide, certes, mais c'est certainement le plus intelligent. Pendant que ses amis se complaisent dans la concupiscence terrestre, Amin, lui, octroie beaucoup son temps à la photographie, Amin se positionne donc comme un artiste, comme le créateur. On en déduit donc qu'il a conscience de l'environnement qui l'entoure, conscience que ces rencontres ne seront pas éternelles et qu'il s'en séparera très vite, preuve en est avec la fin, en effet le film se termine avec une dernière rencontre entre Amin et Charlotte, Charlotte étant la seule (avec Amin) qui a compris le côté nocif que peut engendrer ces milieux, les deux plus sages donc ...


https://www.cjoint.com/doc/21_02/KBuxwS5rIIO_Capture-d%E2%80%99%C3%A9cran-377-.png


N'en déplaisent à certain, Kechiche est un vrai auteur avec de très bonnes idées que ce soit dans la forme (avec une mise en scène impeccable) que dans le fond qui est loin d’être une coquille vide, ou pire encore, prétentieux ! Car je ne sais pas qui est le plus prétentieux entre une personne cherchant à retranscrire honnêtement notre réalité avec un vrai propos sociologique et certains guignols, qui par flemmardise intellectuelle, viennent te mettre sur la table leur vérité absolue en se sentant soudainement poussés des ailes. Les mêmes qui viennent nous traiter d'élitiste, si ce n'est pas paradoxal …


Le cinéma de Kechiche est donc un cinéma qui fait du bien pour notre époque. C'est un cinéma d'une grande fraicheur, c'est sublime, c'est magnifique, c'est splendide, c'est touchant, c'est beau, c’est profondément humain ...


Ainsi, lorsqu'Amin photographie soigneusement ce mouton en plein accouchement, symboliquement c'est Kechiche qui nous fait renaitre ...


https://www.cjoint.com/doc/21_02/KBuxDyAyV8O_Capture-d%E2%80%99%C3%A9cran-378-.png

Ivan-T-K-M

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