Alors que les élections présidentielles approchent à grand pas, nos futurs candidats qui sourient tant qu’on leur voit le couteau entre les dents sont plus que jamais déconnectés de toute réalité. Rarement la multitude à qui ils sont censés s’adresser n’aura été aussi mal représentée. Il y a la démagogie xénophobe et la sempiternelle rhétorique remontée contre tout d’un extrême à l’autre ; et au milieu, la « gauche » libérale, qui a plus d’une fois révélée ses limites depuis son arrivée au pouvoir en 2012, et la droite, libérale elle aussi (cela va sans dire), qui ne vaut pas plus cher. Et derrière ce vernis de grands discours se cache la même précarité sociale depuis trop longtemps. A un tel point que les idées de révolution, ou du moins de remise en question de notre « démocratie » représentative germent avec de plus en plus de vigueur. Mais pour certains, le désespoir ne serait-il pas déjà trop grand pour croire aux « lendemains qui chantent » ? Autopsie d’une jeunesse éperdue.


A l’affut d’une actualité brûlante, le dernier film de Bertrand Bonello pourrait être facilement qualifié d’engagé, et classé avec le cinéma militant cher au jury de Cannes et à celui des César depuis quelques temps. « Nocturama » brille pourtant par son absence dans les sélections. Et pour cause, avec son doux parfum d’anarchie paradoxalement dénué d’utopie et sa démarche allant bien au-delà de la simple critique des élites ou de celle des terroristes, le métrage se veut loin d’être consensuel. Son regard, volontairement brouillé par la multitude de personnages et par une narration distordue, se pare d’une intelligente ambiguïté tout en donnant un grand coup de pied dans la fourmilière. Et si le radicalisme religieux perdait le monopole des attentats à la bombe, comment réagirait l’opinion et les médias ? Et surtout, sans le fanatisme de Dieu, quelle impulsion pousserait un groupe de jeunes composé aussi bien de banlieusards que d’un étudiant en master à Sciences Po à commettre l’irréparable ? Le réalisateur ne répond jamais explicitement à ces questions pouvant paraître essentielle dans le traitement d’un pareil scénario, et c’est bien là sa principale force : à la manière d’un « Elephant », il reste constamment dans une suggestion lourde de sens.


La comparaison avec le film de Gus Van Sant ne s’arrête d’ailleurs pas là, car Bonello s’en inspire aussi dans la forme : déployant son récit par un éclatement de la chronologie et des points de vue, il instaure le chaos au sein même de la narration. Les différents contrastes qu’il opère alors sont saisissants, et ce dès le prologue. Présentant tour à tour chacun des personnages déambulant du métro aux rues de Paris, déterminés à exécuter un plan savamment orchestré chacun de son côté, le début du film joue des constants changements de lieux et de temps en fonctionnant par échos. Il y métaphorise un mécanisme inéluctable, et désoriente le spectateur alors même que les personnages savent tous précisément ce qu’ils ont à accomplir. Cette distanciation est d’autant marquante par une virtuosité de la caméra, multipliant des travellings en plans-séquence qui ne laissent rien au hasard.


Après cette explosion cathartique viennent des flash-back expliquant par petite touche les différentes destinées des personnages, avant de projeter leur acte meurtrier. On y apprend notamment en quoi consistent les épreuves d’entrée à Sciences Po et on considère un jeune chômeur qui passe son énième entretien d’embauches, comme autant de bombes à retardement amorcées par des conditions sociales écrasantes. L’humanisation des personnages se veut encore plus pertinente durant le dernier acte du film, sous forme de huis clos dans un grand magasin où le groupe s’est réfugié pour la nuit après le grand bal sanguinaire. Le microcosme alors rassemblé répand un désordre parmi les étalages qui matérialise implicitement celui, grandeur nature et hors-champ, que subissent tous les parisiens au dehors. Cette bulle protectrice, pour le répit qu’elle accorde aux « ennemis d’Etat » qui y résident, mais aussi pour ce qu’elle révèle du conditionnement mimétique et consommateur même des plus révoltés, est la clé de voûte du film aussi bien dans son architecture dramatique que dans sa capacité d’empathie, avant d’enfoncer le clou par une dernière séquence terrassante.


A force de ressortir les mêmes « ils ne savent pas quelle chance ils ont, ces feignants égoïstes », le discours ambiant sur la jeunesse créé la révolte et castre toute volonté à l’altruisme et au bien-être. Peut-être se contenter de ce qui est à portée de main (et pas seulement le bien vain bulletin de vote) est le choix le plus raisonnable. Mais face à la sagesse encroûtée le désespoir ne fait pas un pli pour tout balayer d’un revers de la main. Reste alors à exprimer ce désespoir à plein poumons, dans un élan sacrificiel dont l’absurdité n’est que le reflet de ce qu’il dénonce. Avec « Nocturama », Bonello dresse le plus beau et choquant portrait de tensions sociales et générationnelles dont une bonne partie du poids s’accumule sur les plus frêles épaules.


Voir ma critique du film "Elephant" : http://www.senscritique.com/film/Elephant/critique/38535689

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le 16 sept. 2016

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Marius Jouanny

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