Au point de vue de l'absolu, les vérités dernières sont esthétiques. Ce que nous savons des êtres qui nous entourent n'est que le produit des sensations que la forme de leur personne physique, de leurs actes et de leur vie telle qu'elle se présente à nous nous procurent. Fort heureusement, il est vrai que l'être humain cherche à incarner ce qu'il se sent ou se croit être ; en conformant l'image que nous cherchons à projeter avec la vérité que nous prêtons à notre moi intérieur, nous la conformons aussi avec les projections de ce moi, c'est-à-dire à avec nos actions, nos choix et les convictions que nous professons. En ce sens, l'observation des gens qui nous environnent apporte souvent la satisfaction de les voir se conformer à des types, à des formes identifiables et solides dont la belle cohérence extérieure semble indiquer qu'ils possèdent une réalité profonde et essentielle. Ainsi, ce que nous nommons des clichés ne sont tels que si nous croyons qu'ils se répéteront de façon nécessaire, que le barbu à blouson en cuir sera nécessairement un biker. Mais, pris avec de la distance et en gardant conscience qu'il ne sont que l'expression approximative d'une certaine probabilité qu'un individu se conforme au type qu'il paraît vouloir incarner, les clichés n'en renseignent pas moins sur un mécanisme psychologique primordial ; celui de l'homme à se conformer au dehors à ce qu'il se sent être au dedans.


C'est entre autres ainsi que peut se former, à travers le prisme de la conscience humaine et à partir d'une conformité apparente entre l'apparence et la conduite des gens, l'image d'individus différenciés, comme posés là sur la matrice du monde mais échappant à la réductibilité au tout de l'univers, existant par eux-mêmes d'une manière inviolable et absolue. Ce principe d'individuation est consubstantiel à la vie ; l'homme ne fait que projeter la certitude de sa propre essentialité sur les individus qui lui sont extérieurs, les dotant de la même consistance qu'il veut s'accorder à lui-même. Ce qui est extérieur n'est pas moi, et puisque la confusion qui entoure l'idée de mon existence est diminuée de tout ce que je peux rejeter comme m'étant extérieur, cela concourt à me donner une foi indestructible en la réalité absolue des autres, qui d'êtres biologiques décomposables sont métamorphosés en des entités mystiques indestructibles, en des monades sur lesquelles se fonde le substrat même de toute vie individuelle. Voilà pourquoi le solipsisme n'est qu'une pensée puérile inconsciente de sa propre origine, ou plutôt une pensée pure à laquelle il est impossible d'ajouter foi au dehors d'une représentation si abstraite qu'on ne peut même pas la nommer pensée, la pensée devant à mon sens mettre en branle l'être dans son entier et non ses seules facultés imaginatives. Voilà pourquoi le bouddhisme, au fond sagesse indépassable sur nos vies diaphanes, ne se livre qu'à travers des deus ex machina puériles où l'être n'apprend à se fondre dans la Nature de l'Esprit qu'en visualisant la dissolution de lui-même, par une destruction progressive qui n'est peut-être qu'un chant du cygne à travers lequel le pratiquant se regarde mourir pour mieux se regarder une dernière fois. Seul le maître, dans ses moments d'extase, est un réel bouddhiste, et il ne l'est qu'alors ; revenu à lui-même il n'est plus qu'un homme ordinaire baignant dans son moi mutilé.


Quoi qu'il en soit, je vois dans un acte de foi nécessaire à la vie l'explication de ce que nous voyons en les autres, et donc en nous-mêmes, des êtres essentiels et non contingents. En ce sens, voir un étranger déroger au type auquel nous l'associons est sans doute encore plus confortable à l'esprit que de le voir valider les clichés au travers desquels nous le regardions jusque-là. Si mon barbu à veste en cuir s'avère, en fin de compte, un expert comptable fan des tortues ninja, cela ne fera que renforcer mon sentiment qu'il existe en effet, derrière les apparences, la volonté créatrice d'un être qui cherche à se projeter au dehors, quitte à démentir mes schémas de pensée, preuve que ma pensée ne peut tout à fait saisir l'existence de cet étranger, existence qui lui est antérieure et donc étrangère. Je pense, cependant, que ce renfort bienvenu à nos illusions essentialistes n'est possible que dans un monde où les barbus à veste en cuir adoptent plus fréquemment l'existence de bikers qu'ils n'embrassent la carrière d'experts comptables ; l'idée profondément ancrée en nous-mêmes qu'un être possède une essence propre qu'il veut incarner, et que la plupart des êtres choisissent en cela un simplicité née de l'évidence de la perception qu'ils ont d'eux-mêmes, ne peut être trop souvent démentie sans que le monde devienne inintelligible et que se brise le lien sacré entre le néant de l'apparence et la profondeur que nous lui opposons.


Jusqu'ici, tout va bien. C'est, cependant et comme si souvent, dans les cas limites de son expression qu'il faut se plonger pour saisir l'artificialité d'une croyance. La persistance à voir en les autres des êtres essentiels ne s'applique en effet jamais plus intensément que dans le cadre de la famille. Prenons l'exemple d'une mère et de son fils ; leur relation est tellement forte, au point de vue des émotions mises en jeu, que jamais l'on ne se remet de sa destruction. L'enfant qu'une mère a porté, elle le connaît, et ne peut en douter. Il est son fils, elle lui a donné son prénom, elle l'a vu grandir et elle sait tout de lui, à tel point qu'elle peut prévoir la plupart de ses réactions, de ses désirs ou de ses ambitions. Son fils possède, à n'en pas douter, une existence non décomposable en la myriade de molécules qui composent son corps et ne sont que des supports à une vie qu'il porte en lui comme une flamme. La connaissance qu'elle a de lui ne se manifeste jamais à elle, au contraire de celle qu'elle peut avoir d'un étranger, comme la somme de déductions plus ou moins conscientes effectuées à partir de ses particularités esthétiques (au sens large du terme). Elle se pense, au contraire, comme une connaissance d'âme à âme, certaine, preuve de l'existence irréfutable des deux êtres et aussi vieille que la vie elle-même. Mais que se passe-t-il, par exemple, dans le cas extrême où le fils en vient à commettre un meurtre sanglant ? La mère ne voit-elle pas se démentir tout ce qu'elle croyait savoir de son fils ? Devant l'effondrement de l'image qu'elle se construisait de lui, ne devrait-elle pas le répudier et le bannir de sa vie ? L'expérience de mères jusqu'au bout, marchant le long de la ligne verte aux côtés de leurs enfants criminels dont elles ignoraient les noirceurs, s'est pourtant vérifiée plusieurs fois au travers de l'histoire. Cet aveuglement né de sentiments qu'on ne peut pas briser, même quand l'être auquel on les croyait destinés s'est avéré n'être qu'un fantasme, éclaire à mon sens sur un point. Jusque-là, on aurait pu accorder un crédit poli à l'hypothèse d'être essentiels et extérieurs, dont l'existence est réelle mais dont la connaissance, incertaine n'est possible qu'à travers leurs saillies esthétiques. Le mécanisme psychologique que mettent à jour mieux que tout le reste ces "mères jusqu'au bout", incapables de répudier un enfant qui a pourtant apporté un sanglant démenti à l'image angélique qu'elles s'en faisaient, raconte très bien le mépris que l'homme a des connaissances de ses sens et le besoin d'une foi en l'existence absolue des êtres, foi qui survit même à travers les pires contradictions. Pour cette mère, son fils sera toujours son fils, malgré qu'il ait bafoué son système de valeurs et franchi le vide abyssal qui y existait entre la pureté et le crime. Pour relier les souvenirs de son enfance à ce crime sans admettre qu'elle s'était trompée du tout au tout et que le comportement de son fils, qui a défié toute prédiction, est la preuve que leur lien était illusoire puisqu'il ne lui a en rien permis de connaître son enfant, elle doit donc se livrer à un acte de pure foi, qui rejette toute rationalité et crée ex nihilo une image fantoche où ne survit que l'amour. À l'extrême opposé, une répudiation totale est la preuve d'une même foi aveugle. "Tu n'es plus mon fils" est une formule creuse, destinée à se persuader que le fils innocent dont on se formait l'image a bel et bien existé, et que l'étranger qui se tient devant nous n'a fait en tuant qu'usurper son identité pour se tenir à sa place. "Tu es mon fils, mais je ne t'ai jamais connu", serait sans doute la formule la plus appropriée.


La preuve d'un tel besoin de foi pour soutenir les rapports humains et la certitude que nous avons de connaître les autres parce que nous avons saisi leur essence, ce qui nous permet de nous assurer de la vérité de celle-ci et donc de la nôtre, est à mon avis une preuve solide des mirages sur lesquels se construit une conscience humaine. On peut, de toute façon, arriver très facilement à de telles idées en tirant les conséquences dernières de l'athéisme ; sans Dieu, qui n'est certes pas comme le croient les athées les plus vulgaires un vieux monsieur à barbe blanche mais est avant tout l'Essence suprême, rien ne sous-tend l'essence individuelle des choses et celles-ci sont condamnées à une matérialité contingente. Si j'aurais pu gagner du temps en affirmant d'emblée ce postulat athée, cela m'aurait privé d'une tentative de cheminement au travers des méandres de l'esprit humain tel que je le conçois, cheminement propre à mieux faire comprendre (je l'espère) le regard que je porte sur Plein Soleil et sur Alain Delon. En vérité, donc, les vérités dernières sont esthétiques, derrière elle ne se tient qu'un vide que nous cherchons sans cesse à peupler. Alain Delon, pour sa part, est à mon sens l'expression même de ce vide et de nos difficultés à le vaincre.


Si ce billet porte sur Delon, il ne faut pas lui réserver le monopole de l'aura dont je tente ici une bien confuse analyse. Toutefois, il me semble le représentant le plus évident de cette aura, parce que, contrairement à des acteurs comme Dean ou Brando, il ne la complexifiait presque pas par l'expression de ses traits et maintenait la plupart du temps sur le glacis de son visage une froideur qui laissait tout son mystère à la beauté insondable de ses traits. Aussi, quelque part, parce qu'il n'a en tant que personne jamais pu se remettre de la perte de cette aura si indissociable de sa plastique pure (son passéisme et un orgueil sans doute construit en réaction au creusement d'un vide qu'il n'a pas su peupler en témoignent) quand un acteur comme le Brando d'Apocalypse Now conservait, même en roue-libre et salement amoché par ses excès, une présence inégalable parce que son charisme puisait à des sources diverses. La beauté d'un acteur comme Delon, cependant, était son principal moyen de ravir l'attention. Elle se nourrissait, à mon sens, de ce décalage entre l'apparence pure, seul lien qui nous attache au monde mais image de son artificialité, et la réalité plus profonde dont nous voulons sans arrêt la lester, pour mettre en cage le flux de la vie et le fixer en atomes stables avec lesquels notre esprit puisse interagir. Il nous faut ainsi nous persuader que nos proches sont des êtres inchangeables et porteurs d'une éternelle identité. Sans cela, les sentiments se tromperaient d'objet et seraient factices puisqu'ils ne varient que très lentement (le propre d'un sentiment est de domestiquer les sensations en un flux orienté qui prétend à sa propre conservation pour nous aider à nous perpétuer ; le désir naturel de la plupart des gens ne les pousse t-il pas, d'ailleurs, à la fidélité en amour sinon à l'idéal d'un amour éternel ?) quant un être dépourvu d'essence serait par nature en constante recomposition. Pour croire à la réalité de sa vie, un être humain doit donc systématiquement croire qu'un monde de Formes ou d'Idées soutient celui des apparences. En ce sens, la philosophie de Platon n'était sans doute que la transcription un peu trop littérale de réflexes psychologiques primesautiers dans la sphère de la raison.


C'est sans doute pour cela, en tout cas, que l'apparition de Delon à l'écran du temps de sa jeunesse exerçait un tel pouvoir d'attraction. Sa beauté, et la beauté humaine en général, phénomène après tout purement superficiel qui devrait relever de l'anecdote et être facilement dépassé, est immédiatement soutenue par cette certitude intérieure que l'apparence est la manifestation d'une réalité plus profonde. Le trouble que provoque Delon, simplement mis en branle par la beauté de ses traits, est donc immédiatement relayé par ce que j'appellerais une volonté de profondeur, et il devient alors ô combien facile pour un metteur en scène qui sait ce qu'il fait (Melville par exemple), de laisser planer sur son personnage une dose suffisante de mystère pour que toute spéculation soit permise. En refusant de trop humaniser son personnage, il préserve autour de lui une zone d'ombre où ne surnage que l'attraction exercée par la beauté du comédien, que l'inconscient du spectateur se refuse par volonté de profondeur à relier au seul impact produit sur ses sens mais persiste à lire comme la prescience d'une indicible mais profonde vérité. Voilà, sans doute, d'où vient le pouvoir de séduction réitéré de l'acteur, qui paraît par moments, du fait de sa seule beauté, comme avoir volé leurs secrets aux dieux. Je vois d'ailleurs dans ce phénomène amplificateur ou les sens sont réalimentés par une foi spontanée de l'inconscient en leur pouvoir révélateur, l'origine par effet ressort du mot "bellâtre" et de l'agacement produit par un homme ou une femme beaux mais vides. En effet, dans le bain du monde réel, on ne fait jamais bien longtemps illusion si l'on fait partie de la catégorie en question, tant parce que les gens peuvent nous scruter de plus près qu'à travers un écran de cinéma que parce qu'ils ne sont pas cette fois assis dans une salle obscure et prêts à accorder leur admiration mais sans doute plutôt guidés par les objectifs pragmatiques de leur vie courante - sourire comme un niais à une policière qui vous interpelle, si beau que vous puissiez être, ne vous dédouanera sans doute pas d'avoir pissé à moitié bourré sur l'entrée du commissariat.


Si on y réfléchit bien, je n'ai jusque-là pas fait grand chose de plus que dire que la beauté attire. De quoi, sans doute, frustrer la volonté de profondeur de mon lectorat fictif par des considérations toutes superficielles. Mais le cinéma a cela de terriblement juste qu'il navigue entre son propre vide (tout n'y est que factice, et nous le savons bien) et la volonté de profondeur qu'il suscite justement de par les amorces esthétiques qu'il propose. Le cinéma, comme le visage de Delon, sont une invitation à ressentir augmentés d'une conscience de leur vacuité. Et, dans un mouvement dialectique, voir cette volonté de profondeur indissociable de toute perception esthétique renaître au milieu même du constat que le cinéma n'est qu'artifice (ou que Delon n'est qu'un acteur complètement dépourvu de la vie de ses personnages), c'est constater de façon péremptoire l'invincible mouvement créateur qu'est la vie. Le vide fascine, parce qu'il nous invite à le peupler. Un acteur n'est qu'un vide aux couleurs attirantes, et Alain Delon n'a sans doute pas tant été beau en lui-même qu'au travers du regard de la caméra, cette porte sur le vide qui apprend aussi à y respirer.

Kloden
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le 3 sept. 2018

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