"Doit-on différencier la personnalité/vie privée d'un artiste de son œuvre ?" est une question qui revient de plus en plus souvent dans le monde des arts et de la culture – Louis-Ferdinand Céline, Roman Polanski, Pablo Picasso ou encore Woody Allen comptant parmi les exemples les plus cités pour étayer telle ou telle prise de position. Le nom de Nikita Mikhalkov, en revanche, n'en fait pas partie.


Attention, je ne suis pas en train de placer le réalisateur russe sur le même plan que tous les noms que je viens de citer. Pour autant que je sache, à aucun moment de sa vie il n'a commis d'actes aussi moralement répréhensibles que ceux qui suscitent la polémique autour des personnes susmentionnées. Mais si je commence ma critique de Soleil Trompeur de cette façon, c'est parce qu'en dépit de tous mes efforts, il m'est impossible de juger ce film en faisant abstraction du contexte socio-politico-culturelle qui a accompagné sa création, et par conséquent de la personnalité de son réalisateur.


Cela étant, comme d'habitude je commencerai par un petit résumé du pitch : nous sommes en 1936, dans la campagne russe estivale et aussi idyllique que celles de Partition inachevée… et Quelques jours de la vie d'Oblomov, comme si la nature et les datchas étaient imperméables aux changements de régime. Le colonel Kotov (Mikhalkov), héros de l'Union Soviétique et ami de Staline, s'y prélasse en compagnie de sa charmante épouse Maroussia (Ingeborga Dapkunaite), de leur adorable bambine Nadia (Nadejda Mikhalkova, fille cadette de l'acteur/réalisateur) et de la famille de Maroussia, d'origine noble (mentionnons notamment le grand Viatcheslav Tikhonov, André du Guerre et Paix de Bondartchouk, dans un de ses derniers rôles) lorsque surgit de nulle part Mitia (Oleg Menshikov), cousin perdu et ancien amoureux de Maroussia. Il devient très vite clair que l'apparition du fringant jeune homme ne doit rien au hasard mais tout à l'œil vigilant du Petit Père des Peuples…


Je pourrais maintenant parler de la mise en scène, de la photographie, du jeu d'acteurs, etc… qui en font formellement l'un des plus réussis et des plus élégants long-métrages de Mikhalkov, le clou du spectacle étant bien sûr son alchimie à l'écran avec sa propre fille, l'enfant-actrice la plus mignonne et la plus pétillante de l'histoire du cinéma, mais aussi le sex-appeal sombre et pervers de Menshikov, ainsi que les travers décidément inhérents à la plupart de ses films, à savoir le jeu d'acteur outrancier, les longueurs, la symbolique parfois lourdingue… mais l'essentiel n'est pas là.


Soleil Trompeur eut un certain retentissement à l'époque de sa sortie, trois ans seulement après la dissolution de l'URSS rappelons-le, car pour la première fois semblait-il, les crimes du régime étaient directement adressés par un réalisateur russe, avec des acteurs essentiellement russes. Soleil Trompeur était donc un exemple aussi frappant qu'inédit de mea culpa sociétal, tel que l'Allemagne n'en a honnêtement jamais vraiment connu depuis 1945. Une manière d'évoquer, selon les mots de Mikhalkov lui-même, "toutes les personnes brûlées par le soleil trompeur de la révolution", ces millions de Soviétiques qui étaient tout à la fois leurs propres victimes et leurs propres bourreaux, thème cher au monde russe et notamment à Dostoïevski.


Du moins, c'est ainsi qu'on nous l'a vendu à l'Ouest, et ça a marché : immense succès critique, peut-être même encore plus que Partition inachevée… et Les Yeux Noirs, couronné par un Prix du Jury à Cannes et même l'Oscar du meilleur film étranger, l'Academy étant pourtant traditionnellement peu généreuse avec l'Europe de l'Est. Il faut dire qu'il s'agissait d'une co-production française, le cachet de Michel Seydoux n'a pas dû faire de mal.


Tout cela est bel et bien, et surtout aujourd'hui dans le monde de 2019 où Vladimir Poutine semble de plus en plus tenté de marcher dans les pas de Staline, il y a de quoi se féliciter de ce travail de conscience et de commémoration qui devrait faire de Soleil Trompeur l'un des meilleurs films du réalisateur moustachu et probablement son plus important, n'est-ce pas ? En théorie, oui. Dans les faits, c'est là qu'il est temps d'évoquer le contexte dans lequel le film a vu le jour.


Nous sommes donc en 1994, et le moins qu'on puisse dire, c'est que la toute jeune Fédération de Russie accuse sévèrement le coup de la chute de l'Empire soviétique qu'elle dominait. Inflation dépassant les 200%, corruption à tous les étages, chômage massif, perte du prestige international, criminalité exacerbée, heurts en Tchétchénie : c'est peu dire que la présidence de Boris Eltsine n'a pas la cote. De plus en plus de citoyens russes se demandent si ce n'était pas plus mal avant.


À l'approche des élections présidentielles, les sondages montrent que la majorité des gens seraient prêts à redonner leur chance au Parti communiste et à son candidat Guennadi Ziouganov. Paniqué, Eltsine s'en remet à ses gourous, Anatoli Tchoubaïs et Mikhaïl Lesine, lesquels concoctent un plan assez brillant : bombarder les médias et le paysage audiovisuel russe de références aux crimes du communisme, sujet jusqu'alors tabou, pour effrayer les électeurs et les faire changer d'avis. C'est dans le cadre de cette contre-attaque médiatique que la famille de Nicolas II massacrée sur ordre de Lénine est canonisée, que Boris Eltsine se rend à Varsovie pour s'excuser du meurtre de milliers d'officiers polonais à Katyn, ou qu'Alexandre Soljenitsyne est soudain traité en héros messianique.


En tant que cinéaste le plus en vue du pays, Nikita Mikhalkov est naturellement dans le coup, lui le fils du compositeur de l'hymne soviétique. Se lier d'amitié avec l'occupant du Kremlin et le caresser dans le sens du poil, il sait faire, lui qui avait pourtant acquis une petit réputation de dissident de salon, de gamin mal élevé si l'on veut, parmi la nomenklatura. Il le prouvera à nouveau par la suite, j'y reviendrai en temps voulu.


Soleil Trompeur s'inscrit donc totalement dans cette logique ; Mikhalkov lui-même n'en fait pas mystère. Pourquoi le devrait-il ? Le film fut un grand succès en Russie et partout en Occident, de même que la campagne puisqu'Eltsine fut finalement réélu et le PC entama un long déclin qui perdure aujourd'hui. Éthiquement parlant, c'est là toutefois que j'ai un problème avec le film.


Je ne suis ni négationniste ni communiste ; les crimes de l'URSS sont si nombreux qu'une vie ne suffirait pas à les recenser. Il est important que la Russie fasse son devoir de mémoire, y compris sa scène culturelle. Mais il est tout aussi important que cet effort soit sincère. Or, dans le cas de Soleil Trompeur, j'en doute fortement. Pourquoi, puisque j'ai déjà établi que Mikhalkov n'avait jamais été un petit soldat du Parti ?


Eh bien, parce qu'outre ses accointances avec Eltsine, que je trouve culottées étant donné son histoire familiale, Nikita Sergueïevitch, devenu littéralement le grand patron du cinéma russe, a depuis lors prouvé qu'il excellait à satisfaire le pouvoir en place. Vous ne me croyez pas ? Procès d'intention, dites-vous ?


SPOILER: *Soleil Trompeu*r se termine sur la nouvelle de l'exécution de Kotov, de la déportation de Maroussia et toute sa famille, y compris la petite Nadia qui seule en survivra, ainsi que sur le suicide de Mitia l'agent du NKVD, rongé par le remords. Tout un symbole pour les millions de familles brisées par la folie totalitaire de Staline.


Fast forward d'une quinzaine d'années : Vladimir Poutine est le président de la Russie, Staline et le patriotisme sont à nouveau à la mode. Pour lui faire plaisir, Nikita Mikhalkov tourne… Soleil Trompeur 2, dans lequel tous, absolument tous les personnages tués ou déportés reviennent à la vie.


Ai-je besoin d'en dire plus ? Alors j'y reviendrai dans ma critique de Soleil Trompeur 2… si j'en ai le courage.


PS: Sens Critique, je ne suis pas très content de cette politique de la note obligatoire. Mais bon, je m'efforcerai une fois de plus de juger le film sur ses propres mérites, donc 7. À prendre ou à laisser, mais je vous recommande la deuxième option.

Szalinowski
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le 5 avr. 2019

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