« Le fou est un homme qui a tout perdu, sauf sa raison. » (G.K. Chesterton)

Un nouveau criminel sème l’anarchie à Gotham City : le trop célèbre Joker (Heath Ledger)… Face à cette nouvelle menace, Batman (Christian Bale) décide de mener l’enquête pour arrêter le criminel que, décidément, rien n’arrête. Mais il ignore jusqu’où le Joker est prêt à aller pour le faire tomber aux yeux de l’opinion publique…


The Dark Knight fait partie de ces films si adulés - et parfois sans aucun recul - qu’on essaye de le regarder avec un œil aussi critique que possible pour essayer de lui trouver quelques défauts et espérer ainsi aller à contre-courant (le fameux « j’aime bien, mais quand même... », qui donne l'illusion du sérieux et de l'impartialité). Mais il fait également partie de cette catégorie de films bien plus rare, si solides qu’ils résistent à un examen critique qu’on avait pourtant la faiblesse de croire bien rôdé.
Et de fait, si l’on trouve encore quelques légers défauts de mise en scène (quelques petits raccrocs pas bien beaux au montage, ou une certaine confusion qui subsiste dans les scènes de bagarre, quoique bien moins que dans le volet précédent), on se considérerait comme bien sévère si l’on ne montait jusqu’à la note maximale pour un tel film.


Même s’il n’est pas son meilleur film, The Dark Knight est peut-être bien le film du réalisateur qui synthétise le mieux tout le génie de la grammaire nolanienne. Rarement des effets de mise en scène auront été aussi peu gratuits et aussi soignés que dans ce chef-d’œuvre. Tout d’abord, on n’a sans doute jamais vu la caméra de Nolan aussi virevoltante que dans ce film. L’excellent Wally Pfister officie toujours à la photographie, et chacun de ses plans est une véritable leçon de cinéma à lui tout seul. Les cadrages sont d’une beauté époustouflante que n’égale que la fluidité de la caméra, une caméra que le Joker fait tomber de son socle pour le mieux.
Dès que le méchant emblématique surgit à l’écran, la caméra ne cesse plus de bouger. Ses allers-retours permanents, ses cercles et ses trajectoires brisées suggèrent mieux que jamais la folie du personnage et nous immergent à fond dans une atmosphère toute de noirceur et d’ironie tragique. Mais la noblesse et la majesté restent toujours de mise lorsque c’est le héros éponyme du film qui occupe le centre de l’écran, et dès qu’il s’agit de nous montrer Batman en vol ou en pleine poursuite, la caméra de Pfister revêt alors une dimension bien plus colossale, nous envoyant en pleine face des élans de grandeur qu’on n’était pas prêt à encaisser.
Des élans également entretenus par une partition renouvelée et impressionnante, signée de Zimmer et Newton Howard, qui ne nous sort le grand thème que deux fois, préférant les détours tortueux des esprits de Batman et du Joker, dans un face-à-face sonore qui n’a rien à envier au face-à-face visuel que l’on contemple.


Véritable thriller urbain très clairement inspiré par Michael Mann, le maître du genre, The Dark Knight est – à l’image de son prédécesseur – un polar captivant bien avant d’être un film de super-héros. Ecrit et filmé littéralement comme un polar à part entière, le film nous emmène alors sur des terrains toujours plus philosophiques, mais moins bavards que dans Batman begins (qui n'était déjà pas si bavard), offrant au spectateur éveillé une réflexion d’une intensité dont la flamme ne s’éteindra que des heures après la vision du film.
Reprenant les thématiques du premier volet (la différence entre justice et vengeance, la limite difficilement discernable entre le Bien et le Mal, l’importance d’un ordre social), The Dark Knight creuse encore davantage son sujet, avec, bien évidemment, la grande attraction du film : le célébrissime Joker. Incarné par un Heath Ledger prodigieux, dont la seule différence avec Johnny Depp (petit fantasme de fan, on m'excusera) est de s’appeler Heath Ledger, le méchant iconique de la saga prend vie avec une flamme qu’on ne lui connaissait guère, et réussit à le faire aller sur une voie totalement différente de celle où l’immense Jack Nicholson l’avait entraîné avec brio chez Tim Burton, une trentaine d'années plus tôt.
Si le Joker est aussi fascinant, c’est parce qu’il incarne un aspect finalement très peu vu au cinéma, cultivant l’art du paradoxe si cher à un Britannique comme Christopher Nolan : le plaisir, ou le défi. Son mobile, c’est qu’il n’en a pas. Sa raison d’agir n’est ni la vengeance, ni l’argent, ni l’amour, c’est l’amour du sport et du danger. Le plaisir de voir un ordre sombrer dans le plus noir chaos. Vision d’un cynisme et d’un nihilisme proprement insupportable au sens propre du terme, le Joker fascine par son absence totale de limite. Il ne veut plus le chaos, il est le chaos, il est le Mal. Et la fascination imparable que l’on ressent pour ce méchant si impressionnant, c’est finalement celle que l’on ressent pour le Mal dans sa plus pure itération.
Maniant un humour si noir qu’il n’en est plus drôle (à l’inverse du Joker de Jack Nicholson, seul réel élément de supériorité de l’interprétation de ce dernier), le Joker agit avec une cohérence et une intelligence profonde, si profonde qu’elle illustre à merveille la belle citation d’un compatriote de Nolan, le non moins immense Gilbert K. Chesterton :



« Le fou n’est pas un homme qui a perdu la raison. Le fou est un homme qui a tout perdu, sauf sa raison. » (Orthodoxie, 1908, trad. Lucien d’Azay)



Et de fait, s’il y a une chose que le Joker n’a pas perdu, c’est sa raison. Le machiavélisme si abject et si profond de ses jeux le prouve bien. Il veut révéler ce qu’il croit exister au plus profond de l’âme de chaque homme. Et la scène de sa désillusion face à son ultime échec est brillante, tant elle nous rappelle combien le cinéma de Christopher Nolan est avant tout un cinéma pleinement humaniste, plein d’espoir et jamais désabusé, même quand il nous traîne jusqu’aux plus bas fonds de la lie humaine. Oui, The Dark Knight est un film noir, mais il est aussi un film plein d’espoir.


L’autre (très) grande scène du film réside bien sûr dans son admirable final, où Batman, dans un sacrifice d’une immense noblesse, se retire au profit du héros déchu Harvey Dent, endossant la responsabilité du mal que ce dernier a commis, dans une belle mise en abyme de Dent lui-même, qui avait auparavant endossé la responsabilité de Batman et répondu de ses erreurs à la place du héros dans une belle abnégation. Autre personnage terriblement ambigu s’il en est, fruit de la perversité du Joker, Double-Face fascine lui aussi par la terrible humanité de son personnage : si le Joker est le Mal incarné, une sorte de créature mythologique, Double-Face, lui, est une belle figure de l’Humanité dans toute sa grandeur et dans toute sa faiblesse à la fois. Atteignant des sommets aussi aisément qu’il sombre dans les gouffres béants qui s’ouvrent devant lui, Harvey Dent est encore une belle manifestation de la complexité et de la densité d’écriture de Christopher Nolan, qui nous émerveille décidément de film en film, tant la trajectoire du personnage suscite une empathie mêlée d’un dégoût et d’une tristesse insondables.
Heureusement, pour compenser tout cela, il y a des personnages plus unilatéraux, plus simples, mais pas moins intéressants : le commissaire Jim Gordon (grandiose Gary Oldman), exemple très touchant de probité et d’honnêteté perdues dans un monde corrompu, Rachel Dawes (Maggie Gyllenhal, émouvante), plus tiraillée qu’elle ne voudrait se l’avouer entre deux hommes qui méritent son amour et son estime, le loyal Lucius Fox (Morgan Freeman, plus malicieux que jamais) et, last but not least, le monstre sacré, le majordome Alfred, d’une grandeur que seul Michael Caine était capable d’incarner. Ce casting touché par une grâce certaine fait vivre avec un souffle jamais vu des personnages qui sont bien plus que des personnages à l’écran.


Et si rien de tout cela n’est réel, tout dans ce film respire une réalité bien plus poussée que n’importe quel drame pseudo-social sorti sur nos écrans ces vingt dernières années. Et, à cet esprit un peu chagrin qui tenta un jour de m'expliquer que la littérature était un art mille fois plus abouti et mille fois plus vrai que le cinéma, on ne saurait que recommander de revoir un Nolan, et particulièrement The Dark Knight (mais Interstellar ferait aussi bien l’affaire), pour trouver un magnifique contre-exemple à sa thèse.
Car peu de livres peuvent prétendre mettre aussi bien en lumière l’humanité et sa complexité profonde que ne le fit, un jour, il y a de plus en plus longtemps de cela... un film de super-héros.

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le 4 janv. 2021

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Tonto

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