le poids de l'être au pays de kafka

Comme dans son précédent film, Submarine, la caméra se focalise sur un personnage uniquement centré sur lui-même, un ego pensif et bavard, illustrant son mal-être de monologues désabusés, se laissant aller à de chatoyantes métaphores littéraires, l'être aérien, désincarné, le pantin dont on tire les ficelles. Mais tout occupé à se contempler lui-même, cherche-t-il vraiment à se faire une place dans l'univers qu'on lui propose?
Et quel univers! Riche de multiples influences: tiré de Dostoïevski, mais en d'autres lieux, un autre temps, très Kafkaïen par ses absurdités bureaucratiques, décor très pays de l'est tout en pénombres trouées d'éclairages jaunes, bruns, gris, épais jusqu'à l'étouffement, routine pointilleuse et étriquée des wagons de train aux couloirs des bureaux où s'exposent d'étranges machines à tuyaux tirées d'invraisemblables brocantes rétros, renvoyant à l'univers de Brazil de Terry Gilliam, chambre miteuse percée d'une unique fenêtre sur la rue morne aussi close qu'une cour de prison qui nous rappelle par son contexte le locataire de Polanski, un univers dépressif dont la seule issue est le suicide. Oui, le film souffre de ces écrasantes influences qui le submergent par moment à trop se répéter, cadrages et mouvements de caméra virtuoses, éclairages précis et splendides, bande son en osmose avec chaque scène, et il peine à imposer son identité: la divagation intérieure d'un être isolé considérant le monde comme artificiel, tellement centré sur lui-même qu'il tient à peine dans des intérieurs étriqués, qu'il déborde des plans, courbe les épaules sous des plafonds obtus, pièces mornes, couloirs, bureaux, rues sans issues, il rampe, invisible, inconnu, ignoré, mais tellement envahissant.
Les autres font partie du décor, sans plus de présence que des rouages bureaucratiques réprimant toutes ses velléités. Dans ce monde-prison, pénombre permanente déchirée de clairs obscurs aux teintes glauques, ses seules ouvertures chéries sont les bribes de vie qu'il vole à travers des fenêtres, celles d'un train et en épiant sa voisine avec ses jumelles, son rêve caressé en secret.
Cultivant sa singularité dans la solitude et l'invisibilité, centre de son propre univers, l'autre, son opposé sera forcément sa propre émanation, son Mister Hyde, celui qui correspond à toutes les attentes du monde extérieur, à tous les souhaits des gens et comble leurs espoirs même s'il n'est qu'une apparence. D'abord heureux à la perspective de partager une vie sociale trépidante grâce à son double parfaitement adapté, il va réaliser l'incompatibilité définitive entre le monde et Lui . Il se révèle incapable de partager son petit cocon routinier(mais non exempt d'un certain confort sécurisant)) dont l'irruption de l'autre va le chasser après avoir fracturé son image jusqu'alors intacte tant qu'elle restait isolée. Comme si le Moi que se disputent les autres s'éloigne, devient étranger puis menace et ennemi mortel.
Le Moi n'atteint-t-il sa plénitude qu'en étant cultivé dans l'anonymat? En effet, le film entier suggère l'enfermement, le seul décor extérieur est un enterrement mais bardé de murs de brouillard. Il n'y a pas d'extérieur, il n'y a que lui et son double tourné vers un monde qu'il ne parvient pas à atteindre, et son espoir d'amour et de lumière, caressé comme une utopique rêverie.
Triste constat que cette scission entre celui qui est et celui qui se réalise, opposés, ennemis, se détruisant l'un l'autre au lieu de s'intégrer l'un avec l'autre en comblant leurs lacunes. Jesse Eisenberg est admirable dans les 2 rôles, glissant de l'un à l'autre et l'un en même temps que l'autre sans aucun accroc.
La fin comme si on ne savait pas trop quoi faire pour conclure m'a un peu déçue. Après le symbole lourd de la chute dans la tombe, le soudain sursaut menant à l'action pour reprendre le contrôle de sa vie parait trop évident et décalé par rapport au climat général . J'ai espéré quand il se voit se regarder avant de sauter que tout allait recommencer comme dans une boucle sans fin, ce qui aurait été la touche finale complétant la notion d'enfermement inéluctable en lui-même, caressant sa non-vie avec délectation, spectateur passif de l'absurdité de l'existence artificielle, et satisfait en fin de compte de se contempler plutôt que de participer. Mais non, c'est un sursaut(saut calculé) délibéré vers l'affranchissement et la réalisation... Un peu succinct après toutes ces lourdeurs.

boomba
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le 11 nov. 2017

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