Lars Von Trier est certainement un cynique, mais en ce qui nous concerne, c’est un cynique qui sait tenir une caméra comme personne.


Il faut bien comprendre que l’on touche du doigt la frontière entre le film comme divertissement et comme performance artistique, du genre à te laisser coi sur le parvis du musée Beaubourg en te demandant incrédule s’il y a réellement quelque chose à comprendre. Ici nous avons choisi le camp des Pro-L.V.T. mais évidemment, assister à une quête ultraviolente cherchant, entre autres, la place du meurtre dans l’Art, peut provoquer un rejet net de la part d’une bonne partie des spectateurs. Une photo est-elle une œuvre d’art ? Oui. Et un cadavre ? Non. Et une photo de Cadavre ? Même mis en scène ? Hors de question de répondre ! Si j’espère que les quelques lignes qui suivent vont vous convaincre qu’il y a ici un propos brillamment développé dans un enrobage d’humour noir abrasif, je ne veux pas prendre le risque de vous conseiller inconditionnellement The house that Jack built. Ce film n’est pas « sympa » avec son audience, en fait, il est même créé dans ce but. Déranger.


Jack (Matt Dillon, offrant une performance au-delà de tout) se confie à Verge (Bruno Ganz, qui a interprété Hitler dans La Chute mais aussi l’ange Daniel dans Les ailes du désir). Il a tué, et pas qu’un peu, on parle d’une soixantaine de personnes mais on va s’attarder sur cinq scènes de carnage en particulier, du premier sang versé au massacre final avec à chaque fois une montée dans l’horreur, la folie, les risques pris comme un majeur tendu à une société impuissante à l’arrêter. Cinq segments donc, mais aussi une conclusion dont on ne dira rien, si ce n’est qu’elle ne dégonfle pas le soufflé comme celle de Nymphomaniac et notre conseil de ne pas quitter la salle avant de la recevoir de plein fouet. Tout comme Jack s’affirme au long de son parcours, la réalisation commence par une simple caméra à l’épaule façon cinéma vérité, arrivant à peine à faire le point, pour évoluer vers un quasi-cinémascope soigné plein de délirantes visions eschatologiques. Lors du premier segment, Jack est mutique, à la merci d’une Uma Thurman ayant crevé cherchant à réparer son cric de voiture (qui se dit un « jack » en anglais), une harpie dilapidant ses petits commentaires infernaux pour le faire vriller. Le ton est donné, le film sera verbeux et prendra vos attentes à revers, entre les segments il n’y aura même qu’une série de dialogues en off, aux métaphores visuelles illustrées où Jack tente de justifier ses sanglants penchants : voyez-vous, il est artiste, architecte plus précisément.


Lars misogyne ? Il faudrait peut-être dépasser le délit de faciès, arrêter confondre ce que le bonhomme fait subir à ses héroïnes dans ses œuvres et ce qu’il est, ce n’est pas parce que Lucas a fait sauter Tatooine qu’il est pro-holocauste ! Après trois films centrés sur des figures féminines (Antichrist, Melancholia et Nymphomaniac), Lars convoque à nouveau certaines de ses muses : Uma on l’a dit, à l’affiche de Nymphomaniac, Siobhan Fallon Hogan déjà là dans Dancer in the Dark et Dogville, enfin un parallèle proche du subliminal est dressé entre Jack et Joe, Matt Dillon et Charlotte Gainsbourg. Si Nymphomaniac donnait la part belle à Eros, ici Thanatos à 2h35 pour s’exprimer. Ce jeu de correspondance méta avec sa cinématographie, voire avec la vie du bonhomme lui-même qui finit par exemple par traiter le nazisme comme un objet de fascination de son personnage central autant que comme un running-gag (on peut y voir une réponse à son esclandre Cannois de 2011), nous force à se poser la question, The house that Jack built, film-testament ? Peut-être, film bilan dans tous les cas.


Lars choque, navre, sublime mais surtout interroge. Il a parfaitement conscience de ce qu’il a fait et de ce qu’il est en train de faire, on retrouve ses thèmes et ses gimmicks, de la présence de l’eau, du feu, du vent et de la terre comme dans son premier film Element of Crime (ou Tarkovski, dont l’influence est organiquement sensible), a des quasi-parodies de Melancholia (notamment avec une cabane dans le dernier acte), son chef-d’œuvre. Parodie, le mot est lancé. Jack, tout prédateur qu’il soit, autoproclamé « Mr. Sophistication », est un personnage souvent ridicule, presque looser, désamorçant beaucoup de la violence qu’il engendre à chaque fois que ses sophismes se mordent la queue, que son désir de contrôle obsessionnel prend le dessus, que ses « œuvres », au-delà du malsain, sont juste tellement hideuses qu’elles en deviennent hilarantes. Ne vous surprenez pas à rire avec le reste de la salle sur ce qui était jusque-là un monstrueux tabou. The house that Jack built est à la filmographie de Lars ce que Scream est au genre du Slasher, une parodie qui a tout compris au point de s’ériger en pinacle du genre. Car le parcours de Jack fascine, si les segments sont inégaux, conçus comme des courts métrages se suffisant à eux-mêmes avec leurs rythmes, leurs styles (thriller psychologique, comédie d’horreur, gore-porn, suspens hitchcockien, lettre d’amour à la taxidermie) et leurs qualités propres – celui avec Riley Keough étant tout simplement glaçant – ils partagent surtout ce côté conte morbide qui empêche de les ancrer tout à fait dans la réalité, d’autant plus quand arrive l’acmé finale.


En fait le vrai problème/l’immense qualité de Lars Von Trier est qu’il a compris que l’horreur n’est pas le contraire de l’art mais son envers, côté pile et face d’une même pièce qu’il se plaît à faire tourner sans vraiment se soucier du côté sur lequel elle va retomber. Oui des spectateurs vont se barrer en pleine séance, outrés des exactions de Jack que la société est incapable d’arrêter ni même de soupçonner et qu’une indéfectible bonne étoile au sens de l’humour tordu protège. Son récit tellurique, perclus de symboles autant puisés dans les mythes que dans son cinéma, dépasse le simple film où le serial-killer (American Psycho et Psychose sont une influence, ne le nions pas) ou ses victimes (Sade, jamais vraiment loin) portent une critique de la société, donc de la nature humaine. Derrière un récit relativement simple (le parcours allant crescendo d’un tueur) largement plus digeste qu’Antéchrist où le « Chaos reign », Lars filme une lettre d’amour vache à ses semblables et au monde, une lettre qui prend souvent des allures de règlement de comptes envers une société dont il n’arrive pas à faire partie mais dont il n’arrive pas à se détacher non plus. Le parcours initiatique de son héros n’est pas habituel, son évolution est maladroite, il plonge dans l’erreur et la cruauté mais Lars Von Trier a justement choisi cette approche car elle lui permet de mettre en lumière comme jamais ce qu’il a à dire (il a fait un film amoral au propos moral, si, si).


2h35 fascinantes d’une histoire de plus en plus ample, avec cet humour salvateur qui le condamne déjà à un culte underground, où un vieux briscard qui tient sa caméra de sa main de punk tatouée d’un « fuck » sur les phalanges vient nous expliquer avec la prolixité circonlocutoire qui est la sienne que le blanc et le noir sont exactement la même couleur. Pour moi le film de l’année, une œuvre démentielle.

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le 16 oct. 2018

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