Un film est précédé par sa réputation ; les spectateurs n’entrent pas dans une salle de cinéma vierges de toute information sur le film pour lequel ils ont payé une place : pour investir un billet et deux heures de son temps dans un film, il faut au moins avoir été intéressé, intrigué, interpellé par celui-ci.


Mais la réputation d’un film se réduit souvent à un argument commercial qui ne colle pas tout à fait avec ce qu’est vraiment le film. Les médias ne sont pas les seuls responsables ; le film n’est pas qu’un bel objet d’art éthéré, et appartient aussi à la triste sphère marchande, et est fabriqué pour renvoyer une image séduisante, pour attirer le chaland. (Gaspar Noé est par exemple très fort pour donner à ses films, avant qu’ils ne sortent en salle, une aura de scandale)


Prenons Nymphomaniac, le précédent film de Lars von Trier : combien de spectateurs se sont attendus à (ont espéré ?) un film pornographique sur grand écran, puisque c’est ainsi qu’il a été vendu, et ont la surprise de découvrir un grand film de cinéma ? (s’ils ont été surpris, ils n’ont toutefois pas été déçus, étant donné la postérité de certaines scènes sur divers sites porno : Nymphomaniac est aussi un objet masturbatoire)


Aussi, la réputation de Lars von Trier lui-même précède ses films : une réputation de subversion cinématographique, formelle avec le Dogme 95, ou de subversion tout court avec le clitoris coupé et les testicules clouées d’Antichrist ; la réputation (ridicule) d’être peu fréquentable après l’épisode du nazi.


The House that Jack built ressemble à Nymphomaniac : même réputation sulfureuse… et même étonnement devant ce qu’est réellement le film. Le contexte de sa présentation a aidé à fabriquer une aura scandaleuse : retour à Cannes en grande pompe, spectateurs offusqués qui quittent (toutefois pas si nombreux) la projection avant son terme, film sur un tueur en série et la promesse de scènes sanglantes…


Et des scènes choquantes, il y en a, et c’est évident, puisqu’il s’agit d’un film sur un tueur en série. Mais il n’y en a pas tant que ça : deux ou trois plans, sur deux heures et demie, font tourner le regard d’un spectateur sensible.


Ces moments ne sont d’ailleurs pas si terribles puisque la violence est constamment désamorcée. Et c’est ce qui fait, selon moi, la particularité de ce film, ce qui m’a étonné : le film travaille à mettre l’horreur à distance.


Sans ergoter sur la représentation de la violence au cinéma, celle-ci est souvent filmée « à l’estomac » : un film comme Seven, sensiblement sur le même thème (un tueur en série esthète) fonctionne vraiment sur le principe de l’image glauque et dégueulasse, sur le dégoût du spectateur. Pas The House that Jack built, qui marque non pas par sa violence et son horreur, mais par la façon qu’il a de les mettre à distance. Et cela ne signifie pas pour autant qu’il devient un film anodin à regarder ! Au contraire, un film qui entre froidement dans la logique de l’horreur, qui ne l’émotionnalise pas, est plus subversif qu’un film qui jouerait sur l’émotion du spectateur pour prouver (à juste titre) que l’horreur, ce n’est pas bien.


L’horreur est désamorcée, de manière immédiate, par le burlesque. Lorsque Jack fracasse la jambe du gamin dans la scène de la chasse – c’est-à-dire, l’action la plus immonde qui soit - la caméra se tient à distance (du point de vue de Jack au lieu d’être avec la victime), et surtout, l’outrance de la giclée de sang et du bruitage qui illustrent la blessure surprend davantage qu’émeut. D’autres scènes sont vraiment amusantes, et témoignent de l’humour macabre du film, comme le jeu avec les deux cadavres, que Jack « met en scène » pour produire des photos marrantes (d’ailleurs, dans la même séquence, un accéléré rappelle l’époque du cinéma burlesque muet).


La mise à distance de la violence passe, de manière plus latente, par le rapport du film au réel. Celui-ci, dans ces deux premières heures, est largement « réaliste », naturaliste : au regard des normes actuelles, l’image est sale – et donc plus « vraie » -, la caméra est à l’épaule… Toutefois, le film révèle de temps en temps sa nature fictionnelle, se signale comme objet filmique par un effet appuyé (accélération, grand mouvement de caméra…) par des grosses astuces scénaristiques, qui sont davantage de l’ordre du twist surréaliste (la pluie torrentielle qui vient effacer les traces de sang…). Le spectateur est alors forcé de prendre du recul sur ce qu’il est en train de voir.


Et ces moments de rupture avec le naturalisme mettent mal à l’aise : j’ai trouvé plus troublant le violent traveling arrière (ou était-ce un zoom ? je ne sais plus) au moment où Jack hurle la solitude de sa petite amie qu’il s’apprête à tuer – et l’effectivité pas si surréaliste de cette solitude – que le meurtre en lui-même. Peut-être est-ce parce que la stabilité d’un régime fictionnel, aussi horrible soit-il, est rassurant, encore pour des raisons d’attente sur le film (le spectateur est prêt à ce qu’un film sur un tueur en série montre un tueur en série tuant en série), là où les moments de rupture avec ce pacte sont perturbants…


L’horreur est aussi, et peut-être surtout, désamorcée par la structure du récit : le film prend la forme de l’essai philosophique, d’une discussion entre un meurtrier esthète et Virgile. Lorsque le meurtre du personnage d’Uma Thurman est discuté et disséqué, analysé image par image - les crimes de Jack sont d’ailleurs faits pour produire des images ! - , celui-ci est instantanément dépassionné (on retrouve les critiques que l’on adresse à la VAR, au football : l’analyse image par image d’une action détruit l’émotion de la séquence) ; lorsque les horreurs deviennent un objet discursif, par le débat en off entre Jack et Virgile, ou lorsque celles si sont mises en perspectives historiques et artistiques, en off et grâce au montage, l’intellectualisation prend la place de l’émotion. Le spectateur n’est (sans doute) pas d’accord avec Jack, mais reste « de son côté », puisqu’il l’écoute et intellectualise avec lui son acte, au lieu de trembler pour les victimes.


Enfin, l’horreur du film est neutralisée par sa dernière demie heure, si extra-ordinaire et captivante, qu’elle efface presque les deux premières heures du film. Les grands basculements réussis sont rares au cinéma, et celui-ci l’est d’autant plus qu’il reste stupéfiant alors même que les deux heures précédentes du film tendent vers ce moment, que le film prépare ce moment (dès le tout premier plan !), qui est la conséquence logique du récit.


Le cinéma est aussi affaire de plans qui restent, qui hantent : chacun a les siens et peut, dans un film, en (pr)élever un pour le ranger parmi les plans qui marquent une existence.
« Mon » plan de The House that Jack built est celui-ci : Jack et Virgile, dans une cavité inondée d’on ne sait quel cercle de l’Enfer, de l’eau jusqu’à la taille, ils peinent à progresser. Ils ont l’air d’être filmés à la GoPro - ce qui tranche avec le faste de cette dernière demie heure : cette traversée pénible a soudainement l’air aussi authentique qu’un souvenir de vacances mal filmé. Nous ressentons le froid, l’humidité, le coût que représente chaque pas. Pour qui comme moi ne s’est jamais rendu en Enfer, ces quelques secondes donnent le sentiment vertigineux de partager l’expérience de Jack, de comprendre enfin ce qu’est l’Enfer, que Dante a pourtant décrit il y a huit siècles…
Je sais que Jack est un salaud, mais j’ai envie de lui crier : « Courage, Jack ! »

TomCluzeau
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le 5 nov. 2018

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Tom Cluzeau

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