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Y a des films comme ça, qui ne seront jamais aussi touchants que l'histoire que leur tournage raconte.


On peut très bien voir The Irishman comme une œuvre détachée de ses patronymes mythologiques et de son contexte. Une production classieuse, un morceau d'histoire américaine au long cours, une affaire de mafieux et de pouvoir, de sang et d'influence.


On notera alors une réalisation d'un soin magnifique et d'une ampleur admirable, une certaine esquive des morceaux de bravoure pour se concentrer sur des moments de vie (esquive des morceaux de bravoure jusqu'à filmer des assassinats sans la moindre grâce, le flingue grossièrement tenu, comme on filmerait un croc-en-jambes disgracieux dans un couloir) ; des gens d'importance aux manœuvres douteuses épiées aussi bien lorsqu'ils brillent sous les feux de la rampe que lorsqu'ils s'empêtrent dans un orgueil imbécile et refusent les simples mots d'excuse qu'ils doivent à leurs ennemis. Du glorieux au pathétique.


On notera également l'amitié et la dévotion comme moteur de suspense. Jusqu'où doit-on aller pour protéger un ami, y compris lorsqu'il atteint le point où il faut le protéger de lui-même ? Peut-on sauver le mort à venir et l'enjoindre à oublier ce pour quoi on l'admire ?
Alors la grande question devient : jusqu'où ? L'enjeu du film devient la frontière où le sens du devoir le dispute à l'amitié. Le point de rupture terrible où s'exprimera la profonde vérité des caractères.
C'est aussi un film sur le temps qui passe, sur un lointain passé de la guerre dans la jeunesse qui poursuit jusqu'aux vieilles années, sur la peur des années qui défilent et le corps qui s'amenuise, sur la frénétique envie d'oublier la sagesse pour marquer de son empreinte ces époques qui s'échappent.
Ce temps qui voient des décennies se dérouler sans prendre son temps et qui soudain se dilate autour d'une journée funeste (et journée clé de plusieurs vies brisées alors) où l'on s'attarde sur les détails, les allers-retours d'un même trajet en voiture, les spécificités d'un voyage improvisé en avion... Ce temps arrêté ici sur un événement historique mettant (presque) tous les drapeaux d'une nation en berne, ou qui va jusqu'au ralenti sur une fusillade publique devant une tribune bondée.


C'est aussi un beau lamento sur les regrets et les regards jetés sur les échecs d'une vie. Soit, pour un spectateur comme moi qui peine à éprouver une forte empathie pour les protagonistes de tels récits criminels (malgré les attraits et charmes étranges de ces récits), matière à goûter ces 3 heures 30 sans jamais les souhaiter plus courtes.


Mais comment oublier que ce film est aussi un morceau d'histoire du cinéma ? Si tout ce vieux monde œuvrera encore par la suite, on l'espère longtemps, on entend ce chant du cygne qui ne se cache pas.
Il faut sans doute dire adieu à cette trinité Scrosese-De Niro-Pesci, née sur le ring dans le noir et blanc évoquant lui aussi à son époque un cinéma disparu. Deux frères aux physiques et aux voix si dissemblables, jetés sous la caméra du plus méticuleux des sales gosses, du plus subtile des gueulards. Un frère sous la menace physique du plus grand, écorché vif et athlète endurci, à la jalousie dévorante et au front bas des bovins en rage. (Raging Bull)
Puis la menace physique semblait changer de camp. Pesci devenait l'incontrôlable des Affranchis lors des retrouvailles du trio, l'irritable, la gâchette facile, l'impitoyable tueur d'un malheureux ado qui osait enfin se rebeller devant les brimades. Ainsi changeait Pesci jusqu'à devenir la menace permanente de Casino, le cogneur plus imprévisible que La Motta, le poing d'acier et l'assassin patenté. Allant jusqu'à effrayer le roc De Niro ne sachant pas s'il survivrait à leur discussion dans le désert, inversant ainsi le rapport de force qui les avait uni en premier lieu. Sous l’œil malicieux du réalisateur les faisant danser l'un autour de l'autre.


Avec le temps, Scorsese n'a plus besoin de démonstrations de force ou d'éclats de voix entre les deux hommes. Tout se joue dans les regards, les non-dits dans une voiture garée sur le tarmac, les discussions à voix basse dans une cuisine de restaurant. Joe Pesci, qui trouva dans ce trio ses plus beaux rôles, ne fait pas mentir cette tradition : il n'a jamais été si impérial et si authentique. Son dernier plan, poussé sur la rampe d'une cour de prison alors que sonnent ses dernières répliques "You'll see", est un moment d'une classe incomparable et d'une force visuelle rare.


The Irishman, c'est aussi le probable adieu à un autre duo de légende, De Niro-Pacino. Duo de figures ayant traversé les époques et les styles, duo de rêve pour un metteur en scène. Duo d'italo-américains adeptes de la Méthode Actor's Studio de Lee Strasberg (que ce dernier s'acharne à définir en vérité comme une non-méthode dans le bouquin qui retranscrit ses cours, mais c'est une autre histoire). Duo qui se rencontra pour la première fois sur l'affiche d'un film-époque, Le Parrain 2 : sur l'affiche et non sur la pellicule, puisqu'ils évoluaient justement dans deux époques différentes. Avant que Michael Mann n'orchestre des scènes-écrins (de luxe) pour une scène si calme au milieu de la furie des fusillades : une simple discussion dans un diner, entre les deux monuments. (Heat)
(J'omets volontairement leurs autres retrouvailles à l'écran par la suite, moins inoubliables)
L'adieu à des décennies dont ils furent, et qu'ils furent eux-mêmes d'une certaine manière.


Pour ma part, si ces vieux briscards sur l'écran prouvent à nouveau leur savoir-faire, ce film est davantage le témoignage du talent de celui qu'ils écoutent, de l'autre côté du plateau (bien que De Niro soit proprement bouleversant dans la dernière partie du métrage). Scorsese n'a plus besoin de rien ; il ne cherche plus l'effet, cela semble avoir lieu malgré lui. Ça fourmille d'idées sans clamer sa grandeur.
Il filme merveilleusement la chute (au sens propre) d'un vieil homme sur sa canne, qui ne pourra plus tenir debout, enfermé dans l'obscurité d'un étroit couloir, d'où s'échappe son souffle frénétique, sa pulsion de vie aux abois.
La dernière séquence du film et son passage du jour à la nuit, en un demi-tour de la caméra qu'on croyait pourtant partie pour de bon, dans un couloir, mêlent la sagesse de l'expérience et une inventivité de jeunesse.
Quant au dernier plan du film sur une porte entrouverte, pour ce qu'il raconte, pour ce qu'il symbolise, pour ce qu'il suggère... C'est le plan parfait de l'au revoir, au revoir à ce cinéma insolent ayant inventé son propre classicisme, au revoir les idoles d'une époque révolue, au revoir les longues fresques faisant ressentir dans leur longueur toute la pesanteur du temps.


Rien n'est fini, rien ne meurt. Tout renaîtra ailleurs, différemment. Mais au revoir.

Oneiro
7
Écrit par

Créée

le 8 déc. 2019

Critique lue 293 fois

4 j'aime

Oneiro

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