Cette critique contenant nombre de spoilers, je vous recommande de l'éviter si vous n'avez pas déjà vu le film et souhaitez le visionner.


Je savais ce que je voulais écrire, mais je ne saurais jamais ce que je vais finir écrire. Je passe par un processus. Puis, tous les processus par lesquels je suis passé m’ont forcé à m’adapter, ce qui fait que je ne peux savoir ce que je vais finir par écrire. La preuve en est que ces mots, je les ai paraphrasés de l’introduction d’Iñárritu dans le making-of du film sur lequel je suis tombé « par hasard » quelques secondes avant d’écrire mes premières lignes…


Il y a 5 ans, Alejandro traversait une passe difficile, selon ses mots. Il a alors cherché à sortir de sa zone de confort. Quitte à ce que ses initiatives puissent être considérées comme folles. Il pensait alors, sans savoir pourquoi, qu’il adorerait être en immersion dans la nature pendant une année. Et The Revenant est né. Enfin, pas vraiment puisque le projet d’adaptation du livre éponyme de Michael Punke est d’abord passé entre les mains de quelques autres réalisateurs. Parce que oui, à la base, The Revenant est une nouvelle d’un américain touche-à-tout (écrivain, professeur, avocat, député, etc.) qui a lu l’histoire du trappeur Hugh Glass. Ce cher Hugh - qui a vécu entre 1783 et 1833 - est connu pour avoir parcouru en 1823 plus de 300 kilomètres pour rejoindre un fort après avoir été grièvement blessé par un grizzly dans le Dakota du Sud.


Pour en revenir à Iñárritu, je me questionne sur l’impact de sa « passe difficile », quelle qu’elle soit ou fut, sur ses œuvres. Je pense que dans ces situations, on peut se créer d’avantage de barrières ou au contraire réaliser que les chaînes qu’on pensait nous retenir ne sont pas si solides. En quelque sorte, si l’instinct de survie est plus fort que l’envie de lâcher prise, la force qui s’en dégage est incroyable. Hugh Glass en est la parfaite démonstration. Dans le cas du réalisateur mexicain, cette volonté de survivre s’est métamorphosée comme il l’a exprimé lui-même en désir de sortir de sa zone de confort. Seul lui pourrait préciser en quoi elle se matérialisait. Mais il me semble que les émotions se dégageant des longs métrages qu’il a réalisés ces 5 dernières années - Birdman or (The Unexpected Virtue of Ignorance) et The Revenant - s’avèrent plus perceptibles, plus fortes. Peut-être est-ce seulement moi qui peine à les ressentir dans des œuvres comme Biutiful (2010) ou Amores Perros (2000).
Comment tenter d’expliquer cette différence de perception ? L’immersion me vient à l’esprit. Le meilleur véhicule émotionnel dramatique sur grand écran réside sans doute dans le réalisme des images. Je dirai de façon réductrice qu’il y a dans le cinéma d’aujourd’hui deux écoles : les réalistes et les artificiers. Les artificiers produisent des images de synthèse et tournent en studio pour des raisons de coût et parce que certaines images ne peuvent tout simplement pas raisonnablement être produites dans la réalité. Les réalistes quant à eux sont des réalisateurs qui ont le souci de prendre le temps et l’argent nécessaire pour que les images mentent le moins possible, qu’elles soient authentiques. Chacune des écoles a ses avantages et inconvénients évidemment, et les deux se mélangent souvent par contrainte ou non. Notons cependant la supériorité des réalistes, prouvée par le radical commun avec réalisateur. Dans Birdman, le plan-séquence, le tournage chronologique et l’expérience d’Edward Norton vis-à-vis du théâtre sont des éléments allant dans le sens du réalisme. The Revenant est lui plus questionnable. Certes DiCaprio s’est baigné dans des rivières glacées, a dormi dans des carcasses d’animaux et mangé du foie de bison cru. Certes, le tournage a été beaucoup plus long que prévu, impliquant même de quitter le Canada pour l’Argentine en raison de soucis climatiques (manque de neige à priori). La déception vient du manque de jusqu’au-boutisme - mot que j’ai écrit correctement au premier coup – d’Iñárritu qui n’a pas engagé de grizzly pour amocher Leo. Au lieu de cela, il a préféré engager un cascadeur réputé qui, après avoir étudié les mouvements de la bête, s’est amusé en costume bleu avec une doublure. Malgré tout, la scène est suffisamment saisissante pour que j’aie envie d’employer le terme à la mode « réalité virtuelle ».


L’autre déception se situe dans le manque total d’originalité de The Revenant. Le thème de la vengeance sonne depuis longtemps comme un disque rayé. L’homme contre la nature, Into the Wild de Sean Penn (2007) suffit. Le blanc qui s’est intégré avec les indigènes avant que ses anciens camarades ne viennent tout démolir, nous l’avons vu dans The Last Samurai d’Edward Zwick (2003) et The New World de Terrence Malick (2005). La cerise sur le gâteau : il s’agit d’une adaptation d’une nouvelle inspirée d’une histoire vraie. Ah, je l’ai déjà mentionné. La cerise sur le gâteau : un film du début des années 70 peignait déjà le schéma du trappeur laissé pour mort après un combat avec un ours. Iñárritu ne vaut donc guère mieux que ses confrères d’Hollywood.


Trêve de plaisanterie… Les thématiques sont tout de même plus poussées et ne se limitent pas qu’à la vengeance. C’est le making of qui le dit : « Ce n’est pas qu’à propos des fusils et de la vengeance ». Je ne fais que relayer la parole divine. Amen. En plus, la vengeance laisse vide une fois accomplie. Cette unique raison d’être dissolue, la vie n’a plus de sens.
Une première thématique porte sur la relation entre un père et son fils à la suite de l’assassinat de la mère par un lieutenant. En plus d’être liés par le sang, ils sont unis dans la douleur ainsi que par leur besoin de survie dans un monde qui ne les comprend pas. De fait, le fils, Hawk, est de sang-mêlé. Sa mère amérindienne, son père, Hugh Glass, d’origine anglo-saxonne. Hawk doit apprendre à se comporter, à se fondre dans un paysage avec lequel il n’est pas familier. « You have to listen to me », tu dois m’écouter, lui dit Hugh. Le contexte ne leur est par ailleurs pas favorable. L’action se situe en effet au XIXe siècle, avant les premières ruées vers l’or. À cette époque, la notion de tolérance n’est pas monnaie courante.
De par cette relation et d’autres éléments du film d’Iñárritu découlent deux sujets croisés: l’intolérance et la compréhension de l’Histoire. La peur de l’autre mène à l’intolérance et son extrême, le racisme. Cette peur n’est que le produit de l’ignorance, thème tenant à cœur au réalisateur. En tout cas à mon souvenir au moins depuis Birdman dans lequel le jugement des œuvres par des professionnels était fustigé. Bien que depuis le XIXe nombre de paramètres aient atténué l’ignorance de la culture de l’autre, ce phénomène est malheureusement encore présent et même attisé avec grand respect. Faut-il agir ? Comment ? Et pour quel(s) résultat(s) ? Iñárritu m’a justement surpris par sa tolérance à l’égard de cette catégorie d’ignorant : il ne les absout pas mais comprend que foncièrement ils ne sont pas responsables des causes de leur bêtise et de celle des autres. Dans The Revenant, le choc des cultures a lieu entre les clans amérindiens et les immigrés européens. Il ne m’apparaît pas que la réalisation et le script prennent le parti de l’un des deux camps. Le point de vue adopté se rapprocherait plutôt du regard d’un spectateur qui tente de comprendre les causes. Au lieu de se réfugier derrière son regard contemporain sur des évènements passés et de s’indigner de ce qu’il voit. D’un côté, ce point de vue « désengagé » est peut-être lâche. De l’autre, les faits historiques ne devraient-ils pas être observés avec le plus de neutralité possible ? Neutralité n’est pas synonyme d’un pardon qui ne devrait pas être attribué. Elle peut à mon avis servir de base à une réflexion aboutissant à une remise en question de principes sociétaux afin que l’histoire ne se répète pas… D’ailleurs, l’anéantissement culturel tel que la communauté amérindienne l’a connu n’est pas chose du passé. Aujourd’hui encore, le génocide culturel se poursuit, notamment via des guerres entre différentes. Lorsque quelques survivants sont contraints comme Hawk à s’intégrer (ou s’assimiler selon le sens que vous donnez à ces termes), ils finissent par en oublier leurs racines. Ce qui est d’autant plus triste lorsque ces communautés sont dotées de consciences de la Nature et disposent d’une spiritualité fascinante ; caractéristiques totalement éteintes dans nos sociétés modernes, surtout occidentales. Je ne crois pas qu’il y ait plus dure épreuve pour l’humain que de devoir renier ses croyances aussi durement que cela fut le cas pour les amérindiens.
“At that moment, he found God. And God, it turns out, was a squirrel.” Cette anecdote racontée par le meurtrier d’Hawk, John Fitzgerald, sur son père ivrogne et non croyant, n’est pas qu’une simple pause humoristique dans le paysage d’une violence inouïe de The Revenant. Esseulé dans un désert et mourant de faim, papa Fitzgerald trouva son dieu, son sauveur au détour d’un buisson inattendu : un écureuil. Qu’il s’empressa de manger. La morale de cette histoire est relativement simple. Tout le monde ne trouve pas son ou ses dieux sous la même forme et n’exerce pas son culte de la même manière. Sauf que, là encore, l’incompréhension des croyances de l’Autre peut mener à de légers désaccords pacifiques.
Une seconde thématique s’oriente sur l’écologie. L’idée générale porte sur le coût de la consommation immodérée des ressources par l’Homme sur l’environnement. Dans The Revenant, l’action suit un groupe de trappeurs bravant des dangers extrêmes et mortels. Historiquement, les peaux de castor étaient très recherchées. En effet, elles servaient à fabriquer un haut-de-forme à la mode. Initialement porté par les hommes ayant réussi, le chapeau est rapidement devenu un symbole de cette même réussite… attrayant un bien plus large public. En conséquence, la population de castor en Amérique du Nord a failli disparaître. Pour une simple mode, artifice du consumérisme humain, des populations entières d’Hommes et d’animaux sont morts ou ont souffert des effets secondaires. Aujourd’hui les hauts-de-forme ont laissé place aux Nike, Puma et consœurs. Les peaux au synthétique. La chasse à l’exploitation de mains dans des usines où la main d’œuvre est bon marché. Les clients eux, ont peu changé, les principaux consommateurs étant les occidentaux. Les intérêts non plus. D’un côté le profit (l’argent en somme) pour les vendeurs et de l’autre la possession pour les acheteurs. Et les scrupules toujours absents. « Tout ce qu’on avait nous a été volé. Tout. La terre, les animaux. Tous les accords déchirés. Toutes les promesses rompues. » Cela me fait penser aux techniques du géant de l’agro-alimentaire Monsanto pour s’implanter en Inde ces dernières années.


Ma conscience allégée, parlons du schéma artistique de The Revenant. Iñárritu est connu pour ses intrigues interconnectant ses personnages d’une manière qui lui est propre. Babel (2006) représente très bien ce schéma narratif : plusieurs personnes, venant des quatre coins du monde, sont liées par un coup de feu retentissant au milieu du désert marocain. The Revenant ne fait pas exception. Au-delà de l’histoire de Glass et sa poursuite de Fitzgerald, se joue en arrière-plan celle de Powaqa, fille d’un chef de tribu amérindien, enlevée par des trappeurs français. Jusqu’à ce que leurs destins se croisent à plusieurs reprises… Au cours de son périple, Glass rencontre également Hicuk, rescapé d’une tribu Pawnee qui lui sauvera la vie et dont la sagesse influera sur la scène finale.
Pour autant, Iñárritu n’a pu tout maîtriser lors du tournage de son œuvre. Dans le sens du réalisme que j’évoquais plus tôt, les équipes ont dû s’adapter à la rudesse du tournage qui aura duré 9 mois au lieu des 80 jours prévus (moins de 3 mois). The Revenant est un film où la force des images est telle que les textes n’ont qu’à se limiter à quelques lignes choisies ou pertinentes à l’action. À ces égards, The Revenant se rapproche du genre documentaire. Comme cette scène d’une impressionnante avalanche dont on s’inquiète l’espace d’un instant qu’elle puisse venir engloutir DiCaprio s’il ne se met pas rapidement à fuir. Vu sous cet angle, 2 h 36 d’images de neige à attendre que Glass exerce sa vengeance peut en amener certains à trouver le temps long. Il y a quelques années, je trouvais également les films d’Iñárritu trop long.
Pourtant, avec The Revenant, j’aurai signé pour quelques heures supplémentaires. Par une photographie splendide, une bande son adaptée et des plans superbes sur les hommes et les paysages, la brutalité du film se change en une sublime poésie. Parce que, oui, The Revenant comporte nombre de passages qui seraient d’ordinaire assez choquants. Or, tel qu’elles sont présentées, les images ne tombent pas dans la violence gratuite mais ajoutent à mon avis au caractère saisissant du film. Particulièrement, les gros plans sur les visages marqués des acteurs et la scène en contre-plongée de Glass sur son cheval font forte impression…

Alban_Croc
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le 6 mars 2016

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Alban Croc

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