Passer des chroniques du quotidien à dominante d’enfants victimes, ou de sakura en pagaille, à un film policier et de procès pouvait relever de la gageure, voire de la démarche disruptive pour le cinéaste japonais Kore Eda Hirokazu. Il a déjà amorcé un virage avec des films comme son précédent, Après la Tempête, qui faisait le récit des émois d’un jeune homme en mal de trajectoire, inapte à la société et forcé, le temps d’un typhon, à cohabiter et avec une mère juive du soleil levant et avec une épouse qui l’a quitté de guerre lasse. Un film assez peu passionnant, mais qui a pris le parti de recentrer le débat sur les adultes, avec cette fois-ci l’enfant qui reste en filigrane.


The Third Murder suscite plus d’intérêt pour le spectateur, car il embrasse un genre plus dynamique, celui du film policier, tout en restant totalement fidèle à l’exploration de l’intime. Un homme (le très grand Kôji Yakusho, maintes fois vu chez Kurosawa) marche dans la nuit derrière un autre, le fracasse d’un coup violent, et le brûle sans autre forme de procès sur les berges de la rivière. Le lendemain, on retrouve Misumi, l’homme en question, derrière les barreaux. Une équipe d’illustres avocats, emmenée par Shigemori (Masaharu Fukuyama) est chargée de le défendre. Un film qui démarre sur des chapeaux de roue, donc, mais qui très vite trouve un rythme plus ralenti au travers d’un entrelacs de relations bijectives entre différents personnages et, au centre de celles-ci, les face-à-face nombreux entre le présumé coupable et l’avocat. Misumi en effet est emprisonné pour ce troisième meurtre, comme étant le suspect idéal en tant que repris de justice déjà coupable de l’assassinat de deux yakuzas dans le temps, d’autant plus qu’il a reconnu le meurtre. Le travail de son avocat consiste alors à lui éviter la peine de mort, un état de fait montré par le cinéaste dans toute son absurdité et dont il semble ici faire le plaidoyer de son abolition (voler pour tuer vaut par exemple la peine de mort, tandis que voler quelqu’un après l’avoir tué, non !). La peine de mort associée aux codes de l’honneur à la japonaise semble en effet aboutir sur des situations difficilement compréhensibles… Ces échanges nombreux, presque atones, sont l’occasion pour le cinéaste de creuser jusqu’à l’os l’essence et la vérité d’un homme, le mystérieux Misumi bien sûr, mais également Shigemori, acharné à obtenir cette vérité.


Le film est aussi constitué des échanges plus ou moins furtifs entre un Shigemori culpabilisant face à sa fille qui peine à vivre pleinement son adolescence ; ou un brin agacé face à la figure imposante de son père, un grand juge jadis, celui-là même qui a refusé d’infliger la peine de mort à Misumi pour les crimes commis 30 ans plus tôt. Il fait également état de la relation chargée de non-dits et presque de rancœur entre Sakie (Suzu Hirose, une habituée de Kore-Eda), la jeune fille de la victime, et la mère de celle-ci, une femme présentée comme intrigante. Les fils de ce qui se révèle être une vraie enquête policière menée par Shigemori s’emmêlent, au fur et à mesure des révélations et contre-révélations des uns et des autres, des vérités des uns et des autres. Car la course contre la peine de mort et pour le rétablissement de la vérité sont les vrais enjeux de The Third Murder.


Malgré ce sujet quelque peu austère, la prison, le procès, le tout durant une saison hivernale peu vue chez le cinéaste, les fans de ce dernier retrouvent malgré tout cette ambiance du quotidien qui signe ses métrages. On retrouve la particularité et la subtilité japonaises jusque dans les déroulements de ces procès, de ces enquêtes. On retrouve les personnages d’enfants, les constellations familiales qui sont vraiment le vecteur privilégié de Kore-Eda Hirokazu. Tout se passe dans une ambiance feutrée. La caméra de Mikiya Takimoto, autre habitué du cinéaste, fait profil bas et opère le plus souvent dans la pénombre, comme celle du parloir où la vitre qui sépare Misumi et Shigemori fait figure de symbole d’une envie de transparence et de vérité de la part du grand avocat, mais également de barrière infranchissable en la personne de Misumi – traité par deux fois de « coquille vide » dans le film, cet homme affable en toutes circonstances, y compris lorsqu’il essuie d’un revers de la main le sang de la victime qui a aspergé sa joue.


Le dernier opus de Kore-Eda fait un pas de côté par rapport à ses réalisations habituelles, en faisant la part belle à l’esthétique : le champ/contre-champ en gros plan, les têtes des deux protagonistes qui se fondent en une dans le parloir, comme si elles traversaient la fameuse vitre, comme s’ils étaient à la recherche de la même vérité ; de très jolies séquences oniriques qui en plus d’être belles, donnent aussi des pistes au spectateur. Tout est réuni pour faire de The Third Murder un très beau film qui rappelle, si besoin est, que le cinéma de Kore-Eda est protéïforme, et qu’il n’est pas uniquement ce cinéaste qui distille de très fortes charges émotionnelles par la mise en scène de souffrances et d’angoisses d’enfants (Nobody knows, I Wish), ou de dysfonctionnements familiaux (Tel père, tel fils, Après la tempête, etc.) ou au contraire des chroniques familiales intensément positives (Notre petite Soeur) .


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Bea_Dls
8
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le 16 avr. 2018

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Bea Dls

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