Il est déconcertant de voir à quel point la promo de certains films en France est non seulement biaisée pour ne pas dire à côté de la plaque, mais également fouteuse de troubles. Car Toni Erdmann fait partie de ces drames percés de quelques moments drôles qui se cachent bien d'être des films bouleversants ; tout du moins ils s'en cachent des spectateurs peu attentifs qui ne verront pas dans sa narration, ses longs silences, ses plages de contemplation une grande œuvre mélancolique et affectée par la perte des repères humains. Ce n'est certainement pas 'la comédie qui rend heureux' comme on pouvait le lire sur quelques affiches outrancières (il faut bien faire venir les gens pour un film de 2h40) et malmenées par un accueil cannois presque dithyrambique de critiques alors ravies d'une respiration absurde et bouffonne. C'est un syndrome assez typique des grands festivals "sérieux" : dès qu'un film distille de vraies touches d'absurde, la salle est très réactive. Et cela n'a pas manqué avec le dernier film de la jeune réalisatrice allemande : le bouche à oreille est tel que le film est devenu une comédie et que beaucoup ont été surpris de voir un film sans le rythme de la comédie, sans la narration d'une comédie, sans le réel décalage d'une comédie, plutôt un nuage flottant au dessus d'un pays sans dessus dessous qui serait la Roumanie, c'est à dire un peu tout à la fois.


Avec la même justesse que dans une tragédie bouffonne de Césaire, Maren Ade parvient à placer dans un climat apparemment décontracté et décalé tout le désespoir de l'injustice sociale en choisissant judicieusement Bucarest comme terrain de chasse de multinationales et en même temps de jeu pour ce personnage fictif qui deviendra de plus en plus réel, puis pour sa fille, par petites touches émouvantes. Avec son dentier, ses perruques délirantes et son déhanché brisé, Toni Erdmann est le bouffon tragique qui manquait à Cannes depuis longtemps. Figure très prisée de la comedia del arte, entre grande douceur et irruption de grossièretés, le bouffon tente le tout pour le tout afin d'approcher les gens du quotidien (très déplacé de son propre univers), d'imposer sa différence et de remplir un vide émotionnel qu'il a en lui depuis longtemps (la fameuse "fêlure"). Sa volonté : faire rire en laissant tout de même une trace de malaise dans son sillage moite. Inscrire sa pâte de fard ou de traînée de maquillage sur les chemises, les mains et les pieds de ses spectateurs. Semer le désordre émotionnel, à l'instar du film. Jouant à la perfection cet homme qui se cherche un nouvelle relation avec sa fille, Peter Simonicheck parvient à donner un corps à son personnage de Erdmann tout en se conservant en tant que vieux père perdu. C'est très fort ! Sa fille (Sandra Hüller), très bien campée aussi, reste dans un registre plus sobre mais sait combien cette épure peut donner un côté truculent à certaines situations où elle se lâche tout à coup (la scène du chant bien sûr, mais aussi la toute fin où elle prend le dentier de son père). Leur relation à l'écran est magnifique, très sobre et d'une belle épaisseur, jamais dans la caricature ou l’esbroufe, bien au contraire puisque Maren Ade ne cesse de capter les longs échanges de regards qu'ils se font, tantôt bienveillants, tantôt rancuniers et toute la difficulté qu'ils ont à se dévoiler leurs travers.


Il est vrai que la réalisatrice prend son temps, installant patiemment chaque personnage et développant précisément les enjeux de carrière d'Ines (la fille employée comme consultante dans une boîte assez infecte). Elle évoque aussi par flashs perturbants à quel point la Roumanie est un territoire des extrêmes, ayant visité le pays, j'ai revu avec la même émotion les grandes différences qui séparent les "devants" des immeubles avec leurs hôtels luxueux et les "derrières" des immeubles et leurs pauvretés invisibles. La ville est souvent filmée de derrière cette barrière physique qui serait le capitalisme, du point de vue d'Ines, depuis l’habitacle d'une voiture ou encore un haut d'immeuble), elle est directement vécue par le père qui entre dans les maisons, dérange les arrières-cours à sa manière en recherche d'acceptation (notamment la très belle scène où un roumain lui offre de venir chez lui pour aller aux toilettes).


Sans parler de longueurs, le film, avec sa langueur particulière perd malheureusement de son magnétisme en bout de chemin pour revenir plus tard dans la scène du festin nu (suivie du plus beau moment du film, dans le parc en bas de l'immeuble). Certaines scènes qui avaient un potentiel, comme celle d'Ines avec son amant dans la chambre d’hôtel, ou le gag des menottes, sont des tentatives trop maigres et aussitôt oubliées de décalages qui sentent plus l'écriture qu'autre chose. Le film ne va pas jusqu'au bout, il n'en a pas besoin, la retenue est essentielle pour que la tristesse en sourdine puisse réellement vibrer. Mais, sans musique extra-diégétique, sans variation de mise en scène (la caméra bougeotte non-stop), sans image réellement marquante (outre celle de l'affiche), le film ne m'a pas autant marqué qu'il aurait certainement dû. On peut s'imaginer plusieurs fois comment certaines scènes auraient pu êtres par un Lars Von Trier aux manettes, après tout il avait déjà bien abordé l’absurdité de la vie en entreprise dans deux de ses films (Nymphomaniac et Le Direktor), cela aurait été moins retenu mais sans doute plus marquant pour le coup, et plus poétisé. Peut-être qu'un re-visionnage dans quelques mois pourrait apporter une éclaircie quant à la tonalité particulière qu'il sème sur son chemin, du malaise (parfois désagréable) des situations, de la beauté des moments de pause, comme ce dernier regard lancé dans le vide alors que tout est semble-t-il perdu.

Narval
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le 25 août 2016

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