Yeelen
6.8
Yeelen

Film de Souleymane Cissé (1987)

Analyse rédigée pour le cours de cinéma

Yeelen est un œuvre à part tant dans le cinéma africain, souvent témoin des crises et des mutations d’un continent jusqu’alors marginalisé, que dans la filmographie de Souleymane Cissé (Den Musso, 1975, Baara, 1979, Finyé, 1982).
Celui-ci, à travers des partis-pris artistiques novateurs, redonne vie à une Afrique ancestrale et intemporelle. Ainsi, l’absence de la religion islamique côtoyant, dans ce contexte, l’évocation des balles – et donc des armes à feu, apparaissant en fait bien plus tardivement – peut sembler anachronique. Pourtant, c’est dans l’esprit du conte de sorcellerie et du récit mythologique qu’il faut envisager l’œuvre cinématographique, en laissant plus de place aux symboles qu’à la compréhension raisonnée d’une construction filmique. Comme l’écrivait l’ethnologue et écrivain malien Amadou Hampâté Bâ, la conception occidentale de la narratologie diffère de celle des africains ; ceux-ci lui donnent une plus grande souplesse, mettent en avant le symbole en négligeant un espace-temps strictement réaliste.
Yeelen est un effet le lieu d’un fourmillement de symboles, évoquant entre autres la tragédie grecque, et l’éternelle problématique de l’utilisation d’un pouvoir divin. Le garder pour une communauté privilégiée, les membres du Komo, ou bien la partager au risque de perdre la vue ? C’est au jeune Nyanankoro de faire lui-même son choix, s’opposant ainsi à son père. Ainsi, Yeelen, mettant en scène une quête initiatique, métamorphose la traversée du Mali en une odyssée semblable à celle d’Ulysse, et fait de Nyanankoro un Prométhée africain à travers la réinterprétation de Cissé.
Comment les éléments naturels mettent-ils en lumière la dimension à la fois épique et tragique de Yeelen ?
C’est en détaillant l’importance de chacun d’entre eux tour à tour que nous répondrons à cette problématique.

Le feu est le premier élément à paraître dans le film. Après un lever de soleil en plan d’ensemble, nous découvrons la scène du sacrifice, particulièrement significative visuellement. Outre le filet de sang glissant le long du pilon magique, suivant par un travelling de la caméra, on observe les rappels de couleur du plumage rouge du poulet au feu, dont les teintes varient de l’écarlate à l’orangé. Cette scène se distingue par sa violence. Le feu devient dès les premiers plans l’allégorie de la mort et de la destruction. Après l’apparition de l’enfant, Soma poursuit ses incantations, invoquant encore ses pouvoirs sur le feu. L’on comprend à travers ses paroles la haine qu’il éprouve envers son fils. Thème de la tragédie grecque s’il en est (Cronos dévorait ses enfants pour qu’ils ne puissent pas s’emparer de son pouvoir. De même, Idoménée, au retour de Troie, sacrifia son fils à Poséidon), la rivalité père-fils apparaît comme le nœud dramatique du film. C’est en effet la haine de Soma qui poussera Nyanankoro, sur les conseils de sa mère, à quitter le pays Bambara pour rejoindre son oncle Djigui.
L’on retrouvera plus tard le feu, métaphore de la violence, lorsque le jeune bambara aide le peuple peuhl en guerre en combattant ses opposants. Ainsi, le modeste feu de bois allumé par Nyanankoro, que l’on aperçoit à travers des plans rapprochés, rentrant dans l’intimité des sortilèges ancestraux, devient un gigantesque brasier. Celui-ci semble avaler les guerriers, qui disparaissent derrière des nuées enflammées, s’accroupissent, reconnaissant la supériorité de l’élément sur eux. Ils sont vaincus.
C’est encore autour d’un feu qu’Atou et Nyanankoro écoutent l’oncle Djigui ; ces flammes-là se détachent dans l’obscurité à travers des teintes jaunes, plus apaisées, méditatives, et semblables à la lumière. Cependant, le champ symbolique de cet élément est alors différent ; il évoque plus vraisemblablement la sagesse, accompagnant les paroles de Djigui, appelant au recueillement et à la réflexion.
Le feu est présent une dernière fois de manière significative. En effet, après le combat de Soma et de son fils, des nuées ardentes se glissent dans la montagne, au sommet de laquelle on aperçoit Atou, titubante. Dans une situation essentiellement symbolique – puisque l’on ne peut vraisemblablement trouver de signification précise à cette scène – le feu fait tant figure de destruction que de renouveau. C’est sur cette perspective que s’achève Yeelen : l’apparition de l’enfant, et le choix de la sphère qui est visuellement comparable à la lumière (une construction symétrique de l’image place le soleil au centre de l’image, au dessus de la boule blanche. Elles sont en outre de dimension quasi semblable) laisse entrevoir une suite possible. Le jeune fils de Nyanankoro n’aurait-il pas choisi la voie de l’oncle Djigui et de son père, alors même que le vêtement de celui-ci lui est remis ? Il est possible de croire que cette perspective est accompagnée d’une flamme nouvelle, du feu de la création. A l’instar de Prométhée dérobant le feu réservé aux dieux de l’Olympe pour l’offrir aux hommes, le petit garçon semble s’apprêter à transmettre les pouvoirs du Komo à la population de ce Mali intemporel, spiritualisé et symbolisé.

Si le feu – considéré depuis l’antiquité gréco-romaine comme un élément divin – est assimilé dès les premiers plans aux pouvoirs de Soma, il en est tout autrement pour l’eau. L’on peut remarquer dès la rencontre de Nyanankoro à travers la scène de la calebasse ses affinités avec l’eau, qu’il puise dans ses racines maternelles.

L’eau est également une ressource essentielle pourvue de pouvoirs magiques, permettant au jeune homme de voir son oncle Bafing. Ainsi, l’eau le prévient des dangers qui l’approchent. Cet élément fait figure de protection. Il est complété par le lait (on peut du moins le supposer étant donné la couleur blanche du liquide versé, peu vraisemblablement celle de l’eau) dans la séquence où Mâh, la mère de Nyanankoro, invoque la déesse pour sauver son fils des foudres de son père. Le plan d’ensemble où commence cette évocation est particulièrement marquant visuellement, car il présente un découpage de l’espace et un cadre uniques. Une moitié de l’écran environ est occupée par le ciel où se profile une lumière calme, et l’autre dévoile la rivière et ses hautes herbes. C’est cette rencontre de l’eau et des lueurs qui crée un contraste visuel, et une harmonisation des deux parties de l’image. L’ensemble de la séquence, notamment dans les plans rapprochés taille où la mère verse le liquide sur son corps en suppliant la déesse mère de protéger son fils, est d’une beauté semblable. C’est dans une douceur aquatique qu’a lieu cette scène tragique, dont le pouvoir est bâti sur la seule force des mots et des images. En effet, c’est la supplication d’une mère ayant déjà l’intuition de la perte de son fils que ce plan met en valeur.
C’est encore de cette eau salutaire dont Nyanankoro se voit privé lorsqu’il est fait prisonnier par les peuhls. La gourde, passant d’un homme à l’autre sous les yeux du jeune bambara, est alors l’élément central : la caméra suit son cheminement. De là découle une certaine tension. Le spectateur s’interroge ; vont-ils donner à boire à Nyanankoro ? C’est parce que le lien qui unit le fils de Soma à cet élément est déjà tissé.
Ainsi, l’eau lui permet d’avoir des visions des évènements, à la manière de la Pythie. Mais ce n’est pas le seul pouvoir qu’elle lui confère. Dans la séquence de la rencontre avec le roi peuhl, il utilise les crachats pour délivrer un homme de la pétrification qu’il lui avait infligée. Ce qui est considéré en occident comme une marque de mépris est alors l’évocation d’une libération, d’un retour au flot continu et au mouvement de la vie.
Enfin, dans la scène de la purification, l’eau est un élément omniprésent qui prépare les amants à arriver au terme de leur quête ; ils ont, symboliquement, gravi la montagne qui les mène en pays dogon. Ils sont parvenus au sommet de leur sagesse. De ce fait, Atou, qui était atteinte de stérilité, est prête à enfanter – elle l’apprendra de Bafing, devin aveugle en de nombreux points semblable à Tirésias – et Nyanankoro est prêt, son oncle rassemblant l’œil du Korè à son aile, à affronter la rage de son père. Dans cette dernière séquence aquatique, la nudité des personnages semble naturelle, et est rendue à l’écran avec des nuances exceptionnellement travaillées. En effet, l’on peut reconnaître au cinéma africain une représentation des peaux noires particulièrement riche et présentant une diversité de contrastes que n’offraient pas les œuvres cinématographiques occidentales. La nudité, comme l’est celle du corps de la mère de Nyanankoro, est donc une occasion pour le réalisateur de dévoiler ces corps dans la simplicité de la nature. Cette perspective est également en lien avec une Afrique de mythes, animiste (l’on observe en effet l’assimilation des protagonistes à des animaux lors des plans en transparence où Soma apparaît en parallèle avec un éléphant, et son fils avec un lion) et non la représentation d’une sensualité en éveil.

De fait, si la nudité n’évoque pas un objet de désir dans la séquence de la purification, il en est tout autrement lors de la rencontre d’Atou et Nyanankoro, où l’élément de la terre domine.

La séquence où Nyanankoro entend guérir Atou de sa stérilité insiste sur la prédominance de la terre, considérée comme une source de fécondité dans de nombreux contes africains. De même, dans la mythologie gréco-romaine, il arrive que les dieux ensemencent la terre et que celle-ci donne vie à des êtres ou à des plantes. Ainsi, Gaia, la mère-terre, était fertilisée en permanence par le ciel couché sur elle, créant ainsi tous les éléments qui peuplent le monde. De même, c’est en contact avec le sol qu’Atou, communiant avec les forces de la nature, se dévêt après avoir mangé le remède de Nyanankoro. Alors qu’elle lui a été confiée par le chef des peuhls, dont elle est l’épouse, le jeune homme ne peut donc résister à l’érotisme qui émane du corps dénudé, dont les couleurs se confondent à celle de la terre. On retrouve alors dans la terre une source de vie débordante, qui inonde les amants. C’est la sensualité que l’on retrouve dans les larmes de douleur – et de joie ? – que verse Nyanankoro après avoir possédé Atou. L’ellipse temporelle semble alors étrange. Bien que la simple suggestion de l’acte sexuel soit préférée à sa représentation dans le cinéma occidental destiné à un grand public, c’est souvent au moyen d’un fondu au noir ou pour le moins d’un changement de séquence que nous avons été habitués à détecter les rapports charnels. En l’occurrence, il s’agit seulement d’un enchaînement de plans – dans lesquels on pourrait voir de nombreux faux raccords lumière si le montage n’était pas lui-même symbolique – qui ne sépare pas avec précision l’instant où Atou se déshabille de celui où, souriante et satisfaite, elle fixe un ciel surexposé.
Bien entendu, la terre est le lieu fondamental du film. Au fil de la traversée du Mali, elle change, s’assèche, suit dans ses couleurs le fil des jours et des nuits. Contrairement à l’épopée d’Ulysse qui est essentiellement maritime, c’est la terre, tantôt fertile et généreuse – c’est le cas en pays bambara où la végétation abonde – tantôt sèche et aride, comme à l’arrivée en pays peuhl, qui est choisie par Cissé pour dépeindre un Mali mythologique, ou chaque héros est caractérisé par la maîtrise d’un élément.

A travers le rêve intérieur du réalisateur, nous découvrons la présence d’un dernier élément : l’air, dont la présence est bien plus subtile dans Yeelen.

L’air est en effet un élément discret autant qu’indispensable, qui donne aux éléments leur force et aux êtres leur vie. Tout au long du film, c’est essentiellement à travers une atmosphère musicale que l’air est ressenti par le spectateur. C’est ainsi que la bande originale du film se fait aussi discrète que l’air environnant le cheminement des personnages dans leur quête initiatique. C’est sans ostentation Michel Portal et Salif Keïta glissent des mélodies modestes, dont les notes sont souvent lentes, inspirant à la scène un réalisme teinté de mystère. La virtuosité du saxophoniste et clarinettiste qu’est Portal est donc masquée derrière une extrême simplicité de la musique, à la fois aérienne et cosmique. Elle renforce un dynamisme narratif bien plus qu’elle ne le crée, et laisse parfois sa juste place au silence. Pourtant, lors du duel final, l’air reprend ses facultés naturelles et s’élève avec une force incomparable. C’est ainsi que, durant l’affrontement de Soma et Nyanankoro, un vent violent s’élève et envahit l’ensemble du champ visuel. L’air devient indomptable et destructeur. Loin d’assister passivement à la marche des personnages vers leur destin, qui est celui d’une tragédie, – en effet la puissance de l’aile du Korè et du pilon magique confrontés anéantira aussi bien le père que son fils – l’air se fait souffle et absorbe tout. C’est suite à l’émergence de cette violente bouffée de renouveau qu’Atou, alors seule, découvre un monde détruit par la fureur des éléments. Le feu glisse entre les roches, laissant s’élever des fumées brûlantes sur son passage. La terre est déchiquetée et bosselée, et le hors-champ n’est autre qu’une représentation du chaos. C’est un univers apocalyptique, sans eau, sans douceur, qui demeure, fruit du duel entre père et fils, lieu d’expression de la fatalité. Pourtant, ce n’est pas une tragédie des Atrides que Cissé met en scène. Lors des derniers plans, c’est un souffle apaisé qui porte le fils de Nyanankoro vers son destin, lorsque, prenant possession des vêtements de son père et choisissant sa propre sphère de le sable. Celle-ci, comparable à un œuf, donnera lieu à une nouvelle conception du pouvoir, suivant un modèle prométhéen ; c’est celle de Nyanankoro et Djigui. L’air laisse alors place aux sonorités rythmées des percussions, ritualisant la scène finale d’accès au pouvoir paternel par le jeune enfant.

De nos jours, et depuis son succès illustré par une sélection officielle au festival de Cannes de 1987, Yeelen fait office de vitrine du cinéma africain. L’on a pourtant pu constater que l’œuvre de Souleymane Cissé était peu représentative de ce cinéma fortement politisé, porteur d’un message sur l’actualité (comme c’est le cas dans La petite vendeuse de Soleil, de Djibril Diop Mambéty, décrivant les luttes quotidiennes des classes défavorisées, à travers le point de vue d’une petite fille dont le courage étonne et redonne espoir). C’est à une Afrique de mythes, soumise aux éléments naturels et à la magie initiatique du Komo, que Cissé donne le jour dans son film. Celui-ci se démarque également de par son budget élevé, au contraire d’une majorité de films d’Afrique Noire francophone. En effet, ce jeune cinéma ne dispose que de peu de ressources financières. Il en est tout autrement pour le film étudié. Ainsi, l’omniprésence de la mythologie et du tragique aura affecté les conditions de tournage. Le réalisateur devient lui-même semblable à un Prométhée des temps modernes lorsque, filmant la cérémonie du Komo avec une réelle précision dans les rituels et costumes, il se voit criblé d’obstacles sur le chemin de son tournage. Les évènements tragiques se succèdent (des tempêtes de sable endommageant les pellicules à la mort d’Ismaïli Sarr, acteur fétiche de Cissé et ayant joué le rôle de Bafing), semblant empêcher l’aboutissement de l’œuvre. Pourtant, Cissé nous apporte la lumière du Mali ancestral, et propose aux spectateurs occidentaux de nouvelles visions du monde, où prédominent la force implacable du destin et le pouvoir des éléments.
Ahava
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le 2 mai 2013

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