60 ans déjà. 60 ans qu’un mythe imprègne une certaine identité française. Celle d’une nouvelle vague, d’une jeunesse en quête d’amour et de liberté, d’un quotidien où le temps est à l’inaction et d’un récit qui refuse toute tradition. À BOUT DE SOUFFLE, c’est la gouaille de Belmondo, la grâce de Seberg et le culot de Godard. C’est la consécration de l’anti-héros aussi bien que l’apologie du renouveau. Et si À BOUT DE SOUFFLE ressort aujourd’hui, c’est aussi peut-être pour sa proclamation : l’invitation à créer sans contrainte et en toute liberté, à faire du cinéma comme un simple voyou, à « révolutionner » le monde pour lui donner un nouvel élan, un nouveau souffle. Et évidemment, c’est immanquable.


À BOUT DE SOUFFLE, c’est l’excellence du « film mal fait ». L’expression pourrait choquer ou paraître nonsensique, et pourtant, elle exhorte à un paradoxe créatif. Remarquable parce que défectueux ? Oui, car À BOUT DE SOUFFLE, c’est une somme de paradoxes, de choses qui ne vont pas de soi et qui apportent néanmoins de la vitalité à des images en mouvement. Cette vitalité, c’est celle d’un film qui cherche à capter l’air de son temps, la spontanéité du monde et non sa formule préconçue. C’est ainsi le reflet vivant d’une jeunesse qui ne se reconnait plus dans la société traditionnelle. A bout de souffle ? Le titre lui-même semble être le constat d’un monde où le souffle vient à manquer. Mais quel est ce souffle ? Celui d’un cinéma qui n’expérimente plus ? D’un cinéma qui se complaît dans les codes du passé ? D’un art qui finit par être en inadéquation avec un monde en pleine (r)évolution ? Le film de Jean-Luc Godard fait ainsi office de manifeste tant son état des lieux sous-jacent invite à construire une nouvelle dynamique beaucoup plus proche de l’état des choses et de la mentalité contemporaine. Pure invitation à couper le souffle, à repenser le rythme d’un film, À BOUT DE SOUFFLE se fait œuvre de jeunesse et écrase les conventions comme l’on jette un pavé sur un CRS. N’était-ce pas là l’objectif de la modernité que de réconcilier l’art avec son temps ?


Si Jean-Luc Godard place son film sous l’égide de quelques notes de jazz, c’est bien pour le plaisir du désaccord ; car oui, À BOUT DE SOUFFLE sera aussi libre qu’une jam-session ou ne sera pas. Dès l’ouverture, il instaure cette rythmique visuelle singulière où la rupture guide constamment le tempo des images. Entre simplicité du récit et narration heurtée, À BOUT DE SOUFFLE s’amuse de sa base de polar pour finir par s’en éloigner, par la transgresser et par refuser la catégorisation dans un genre. Classique, le film ne le sera pas. Puisque ce (faux) semblant de polar signé Truffaut est surtout un prétexte pour se prêter à des expérimentations formelles et narratives ; et à actionner le plus beau doigt d’honneur sur la main de Godard. Au diable les conventions donc : À BOUT DE SOUFFLE tend alors à affirmer sa rupture avec « le cinéma de papa », conviant ainsi le cinéma à se réinventer, à trouer les codes, à se renouveler et à retrouver son essence en s’affranchissant des règles cinématographiques en vigueur. Tout d’abord en mettant en scène la fuite d’un criminel qui semble ne pas vouloir fuir. Ou encore en privilégiant les inactions aux actions. Face à cet anti-héros désengagé de tout, À BOUT DE SOUFFLE incarne une sorte de « film voyou » où la vigueur pamphlétaire passe par le contre-pied. Volontairement amoral, anticonformiste et anarchique (anar chic ?), il est le rejeton de l’existentialisme de Sartre, témoignage d’une époque où la jeunesse crie son mal-être et son rejet de la norme. Car en s’appuyant sur des contradictions, Godard semble vouloir créer sa propre route, cahoteuse et frétillante, où tout consiste à ébranler des certitudes, à faire confiance à l’instant, à laisser toute liberté au direct, et par cette liberté, à ouvrir le cinéma à un autre imaginaire.


Des coupes, des redirections, des déviations : À BOUT DE SOUFFLE ne suit définitivement pas un parcours tracé mais se laisse, au contraire, porter par les évènements, les situations et l’atmosphère du temps présent. Pourtant, Godard semble composer un ensemble de péripéties qui en amènent d’autres – toujours de manière causale – et qui se greffent constamment à cette dynamique en quatrième vitesse. « Il ne faut jamais freiner » nous dit alors Michel Poiccard (Jean-Paul Belmondo) : c’est en effet un peu le leitmotiv du film ; celle d’une œuvre qui ne s’arrête jamais, ne s’accorde aucun souffle pour corriger ses erreurs de trajectoire et préfère ainsi bâtir sa structure sur la maîtrise de l’erreur et une certaine célébration du faux-raccord. Maitrisé car tout semble être à sa place ; y compris les fausses notes. Comme si le musicien faisait exprès d’appuyer sur les mauvaises touches de son instrument pour produire de la nouveauté. Et face à ce goût prononcé pour le désaccord, Godard – avec son doigté imprévisible – compose des mélodies visuelles « hasardeuses » qui nous prennent toujours un peu au dépourvu. Ce qui est au cœur d’À BOUT DE SOUFFLE, c’est ainsi cette idée d’une écriture en caméra stylo ; l’idée d’une « caméra désinhibée », si libre qu’elle semble épouser des vérités dans l’illusion d’une perte de contrôle ; presque par accident.


C’est alors cette manière qu’a la caméra de s’emparer de l’espace et d’investir un terrain propice à la liberté, à l’improvisation, à l’envol : la caméra oscille, dicte ses volontés et semble faire des siennes ; comme une manière de réaffirmer la toute-puissance d’un art en allant se frotter à ses limites. Apostrophes-caméra, jump cut, caméra portée, goût pour la discontinuité, tous les moyens sont bons pour rendre l’artifice totalement transparent aux yeux du spectateur. Notons d’ailleurs cette fougue avec laquelle la caméra nous entraîne dans un périple d’imprévus et de temps morts, guidée par un tempo aussi lancinant qu’il peut être oppressant. Demeure alors ce sentiment d’équilibre instable qui conduit Godard à retrouver la liberté et la spontanéité du cinéma documentaire de Jean Rouch (Moi, un Noir) : caméra à l’épaule, il filme l’errance des corps, imprévisible ; de ces êtres errants dans les rues agitées d’une grande ville. Une nouvelle manière de filmer, étonnamment musicale donc, qui se rapproche aussi du Shadows de John Cassavetes : dans cette approche indépendante, radicale, fiévreuse et intime du cinéma, tout est mis en place pour laisser l’acteur faire vivre le plan et capter une certaine agitation naturaliste du monde. Ce sentiment d’improvisation et d’instantané à l’image, cette sensation de grande liberté d’expression, cette façon de dynamiser le récit par la rupture et la pulsation, tout cela fait d’À BOUT DE SOUFFLE une œuvre résolument moderne qui ne s’embarrasse d’aucune partition. Le film joue en effet sur ce rythme inégal – alternant lentes digressions et situations accélérées – que l’on improvise comme une session de free jazz. Une création libre et transgenre en somme, qui allie souci de forme et art de l’instant, du fragment et du surgissement.


Puisque ça swingue et ça balance pas mal à Paris. C’est d’ailleurs Jean-Pierre Melville, l’alter-ego de Godard dans le film, qui à la question « Est-ce que vous aimez Brahms ? » répond « Comme tout le monde, pas du tout » ; avant qu’on ne lui demande aussitôt « Et Chopin ? » et qu’il déclame un magnifique « dégueulasse ! ». Car oui, la musique elle-aussi ne peut plus être classique. Elle ne peut plus être simple musique de film ; elle se doit d’être aussi moderne que les images qu’elle accompagne afin de répondre à cette dynamique d’improvisation, à ce refus de la partition et à cet exercice de swing plus que de tenue. Si l’accompagnement musical de Martial Solal semble quant à lui plutôt conventionnel, il n’en reste pas moins d’une efficacité redoutable : celui-ci joue sur la linéarité et la répétition, l’unité et la nostalgie, comme pour mieux retranscrire une ambiance urbaine – faite de pulsations et de motifs musicaux entêtants – plus qu’à servir de briseur des codes. Ce jazz contamine ainsi le corps même d’À BOUT DE SOUFFLE : volonté de brouiller les durées, de nous perdre dans les espaces, tout concoure à une stimulante discontinuité où les séquences sur-découpées et non-délimitées contribuent à relever le rythme fiévreux du film. En évitant la prise de son direct pour recourir à la postsynchronisation, Godard se laisse aussi aller à un mixage sonore radical où le réel se noie dans la fiction et l’artifice ; et où le son et l’image se désolidarisent. Une véritable mécanique du quotidien où le réel – irréaliste – semble alors nous agresser à coup de klaxons, de moteurs et d’accélérateurs. Et ce, quitte à créer un décalage qui nous perd autant qu’il nous enivre.


Face à cette nouvelle recherche d’expressivité, Godard recourt ainsi à des dialogues inventifs et à une langue brute, vivante, décontractée – proche de l’écriture populaire de Céline – sans doute liée à un scénario écrit au jour le jour. Des dialogues qui marquent eux-aussi un refus du passé et des conventions. Et il faut voir notre Bébel les déclamer avec cette indifférence ravageuse ; pendant que Jean Seberg s’amuse à refuser des avances avec un charme presque insolent. La fin elle-même épouse ce fatalisme désinvolte : une mise à mort erratique, inéluctable, où le corps blessé se traine jusqu’au bout d’une rue ; comme un dernier mouvement de l’ombre à la lumière, un dernier mouvement qui refuse sa fin et des derniers mots qui préfèrent le dégueulasse à l’émotion. À BOUT DE SOUFFLE, c’est ainsi un simple jeu de va-et-vient où une figure masculine tourne autour d’une figure féminine (et inversement). C’est une recherche d’apprivoisement. C’est voir la rue comme un nouveau terrain de jeu pour les cinéastes. C’est filmer à l’instinct, sans aucune contrainte narrative. C’est l’invention du film contemporain. C’est un film qui ne ressemble à rien de ce qui a été fait avant. Un seul mot d’ordre demeure alors : l’inventivité. Encore aujourd’hui, certains cinéastes français s’inspirent de cet anticlassicisme pour bâtir leurs propres films : chez Sophie Letourneur ou Antonin Peretjatko par exemple, demeure ainsi ce goût de la rupture, de la discontinuité, de la postsynchronisation et des images trafiquées.


À BOUT DE SOUFFLE, c’est le film de la modernité. C’est un film qui fait un bien fou parce qu’il semble se foutre de tout ; en investissant toutes les gammes, en nous prenant sur le vif et en cherchant la vérité des choses dans la spontanéité de sa démarche. C’est là tout l’objectif de Godard : construire un cinéma d’imprévus et d’authenticité, de continuité et de rupture, afin de dépasser toute normalisation ou codification. Tout se passe alors comme si Godard ne se préoccupait que du mouvement présent ; cherchant à influer sur le rythme en réinventant les procédés cinématographiques. Une réinvention qu’il portera plus radicalement par la suite dans des expérimentations visuelles en hors-piste, dans des provocations sensorielles et esthétiques qui ne sont plus tout à fait des films : entre Adieu Au Langage et Le Livre d’Image, il s’agit avant de tout de créer des réflexions désœuvrées sur le cinéma – via des rimes visuelles et d'ingrates ruptures – quitte à se perdre parfois dans cette prétentieuse abstraction. Arbitraire, À BOUT DE SOUFFLE l’est souvent. C’est un film qui se regarde vivre, tout simplement. D’une femme à l’autre, d’une ville à l’autre, d’une situation à une autre, Godard invite à créer dans la course et dans la perte de souffle, tel un trompettiste lancé dans une étreinte avec son propre instrument. Courir, ne jamais s’arrêter, appliquer à la lettre l’idéologie du « Carpe Diem » ; quitte à trépasser lorsque tombe le mot FIN, tel est le mouvement continu et ininterrompu d’À BOUT DE SOUFFLE. Poème de la disparité, il impose sa désinvolture comme l’on lance une révolution. Avec À BOUT DE SOUFFLE, il n’est plus question de passé et de futur. Dès lors, seul le présent compte ; un maintenant qu’il faut désormais capter dans la libération d’un mouvement, à la recherche d’une nouvelle vitalité, d’une nouvelle musicalité, d’une nouvelle modernité.


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le 28 oct. 2020

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