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« A House of Dynamite » de Kathryn Bigelow n’est pas sans avoir les atours d’une production ronflante s’offrant un récit à suspens en totale réaction à l’actualité géopolitique, mais comme souvent avec sa réalisatrice, le film, malgré ses grands airs de thrillers gras, s’avère un peu plus passionnant. Commençons par dire l’évidence cinéphile : « Point Limite » (1964) de Sidney Lumet, constituant toujours l’un des plus intense suspens du cinéma américain et une acmé d’Hollywood traitant de la Guerre Froide. « A House of Dynamite » annonce un pitch copié/collé : une salle de crise doit faire face à l’arrivée imminente d’une attaque nucléaire. Sauf qu’ici, adieu l’équilibre de la terreur entre Washington et Moscou, et place à une Guerre Froide fractionnée en de multiples points chauds cloisonnant les protagonistes dans l’incertitude : d’où vient le missile ? Le récit laisse l’interrogation en suspension, et pourtant, elle envahit rapidement toutes les lèvres jusqu’à devenir, à défaut de l’enjeu principal (le film déploie une myriade d’intrigues toutes dotées d’objectifs différents), la question centrale. Corée du Nord ? Russie ? Chine ? Tous à la fois ? Dans « Point Limite », il fallait savoir si le missile arriverait à sa cible. Dans « A House of Dynamite », il faut déterminer vers où renvoyer la balle. Et si cette intention n’est pas sans donner au film une allure sommaire, elle lui permet a contrario de nous inciter à observer son interprétation de l’aggiornamento ultrasécuritaire dans lequel s’embarquent les états. Et plutôt que de mobiliser un suspens trompeur, la réalisatrice et son scénariste Noah Oppenheim (un nom pareil, évidemment ça ne s’invente pas) travaillent la venue de l’apocalypse sous la forme d’une inéluctable trajectoire numérique diffusée sur un écran géant. C’est là qu’on touche un point notable : on aura rarement eu l’occasion de voir un film autant peuplé d’écrans. « A House of Dynamite » sature de pixels, de schémas informatiques, de réunions de crise en webcam… Ces outils encerclent tous les personnages jusqu’à devenir des prolongements de leurs pensées, ils sont le moteur de chaque intrigue, ils sont les horloges numériques du monde contemporain. Et plutôt que de remettre en question cela (ça serait trop facile), Bigelow et Oppenheim se servent de cette surpopulation d’écrans comme autant de pièces dans un compte à rebours. Aussi, cela facilite grandement cette démarche scénaristique consistant non seulement à fragmenter la narration en une quantité phénoménale de récits parallèles limpides, mais aussi à condenser les points de vue en obéissant au principe dramaturgique du rejeu. Ainsi, c’est très certainement là le film le plus intéressant (à défaut d’être le meilleur) de Bigelow depuis « Strange Days » (1995), car tout ici finit par conduire à cet horizon que ne cesse de chercher la cinéaste : prendre un point de départ ultra-concret sous couvert d’une série B de luxe pour petit à petit nous acheminer vers l’abstraction ; et cette abstraction prend ici les traits de l’indécision.


Diviser en trois parties, « A House of Dynamite » nous rapproche au fur et à mesure du pôle décisionnel final : le Président. D’ailleurs, plus on approche de celui-ci et moins les plans sont envahis par les écrans, comme si l’exécutif se voyait préserver de cette réalité pixelisée sans laquelle est bouclé le système militaire. Durant les deux premières parties, il apparait même comme un écran noir dispersant une voix fatiguée dans une visioconférence, et le climax consistera à le voir retarder le plus possible le moment de prendre une décision alors que le monde se voit définitivement empêtré dans la Troisième Guerre Mondiale. Cette gestion des écrans au sein du récit, c’est comme les vagues dans « Point Break » (1991) ou les détonations dans « Démineurs » (2010) : ce sont des motifs abstraits, des sous-textes pour lesquels Bigelow, in fine, manifeste bien plus d’attraits qu’elle en a pour les scènes d’action où les éclats dramatiques routiniers (et malgré tout rondement menés). « A House of Dynamite » n’est pas un film sur l’Amérique, ni une compilation dramaturgique construisant la crise ultime, et encore moins un film dénonçant la mainmise des technologies dans l’appareil étatique. C’est plutôt un film tirant ses principales qualités du fait qu’il navigue à vue dans une nébuleuse de protocoles et de bureaucratie numérisé… Une nébuleuse à laquelle le Président et le Secrétaire à la défense sont les premiers à ne rien comprendre (ce premier va jusqu’à comparer un classeur de stratégies à un menu de restaurants japonais). Bref, la fin du monde provoquée par l’homme, c’est du « délire » ! Et « A House of Dynamite », bien qu’il contiennent toutes les faiblesses inhérentes à la filmographie de Bigelow (notamment un lourd aspect symbolique dont on a cure) parvient à se hisser à la hauteur d’un film délicieusement flou, malin, limpide et faussement maximaliste puisque malgré un interminable défilé de hauts fonctionnaires, de scénarios apocalyptiques, de hautes technologies et cetera, et bien toutes ses intrigues racontent toujours la même chose : l’histoire d’un délire !

JoggingCapybara
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le 7 nov. 2025

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