Le film s’ouvre sur une contreplongée presque abstraite, depuis une masse sombre d’abord non identifiée, le long de parois cylindriques et jusqu’à un fragment de ciel. C’est d’autant plus intéressant, mais on ne le sait pas encore, que l’on verra surtout par la suite des plans en plongées vertigineuses écrasant les 4/4 des protagonistes égarées dans des routes de montagne impossibles.


La masse noir grossit et peut à présent être identifiée (même si elle restera définitivement anonyme, hors les quelques sobriquets que lui attribueront ponctuellement les humanitaires, Putois, Roméo, Gros lard … C’est un corps, un cadavre obèse, balancé au fond d’un puits, avec le risque imminent que l’eau ne pourrisse. Pour parvenir à le sortir du puits, il faut trouver une corde – voilà le thème, plus que ténu, de ce jour presque parfait.


Le film adopte donc, dans son prologue, le point de vue du mort – et l’idée est excellente : ce détail cadavérisant offre sans doute la vision la plus réaliste possible de la guerre et de l’après-guerre.


Le titre du film est évidemment ironique. Et le titre de la critique, aussi déconcertant que fidèle au récit : A perfect day est une fable, une vision de la guerre sans la guerre, à travers le regard de quelques protagonistes oeuvrant dans les marges, (presque) en dehors de tous les enjeux militaires et politiques, à travers aussi quelques objets symboliques et (presque) insignifiants, une corde, un ballon, et pour toutes ces raisons cette vision se révèle paradoxalement plus que réaliste.


Dans les Balkans, la guerre est donc finie – mais les hommes ne le savent pas. Il suffit de quelques rappels, de quelques images presque subliminales parfois (et nul besoin d’en faire plus) pour en imposer la présence - un village dévasté et désert, des pendus à peine entrevus, le regard de prisonniers (de quel bord ?) entassés dans un bus, des barrages très peu filtrés tenus par des militaires (de quel bord ?) aussi armés que peu avenants … On n’en dira pas plus.


Dans ce chaos permanent où l’humanité se dissout, où l’enfant en quête de son ballon va sans doute grandir trop vite, le petit groupe d’humanitaires, confronté à des questions aussi dérisoires qu’essentielles, la santé, la survie des populations, un puits (le dernier) et de l’eau à préserver, tente d’apporter l’aide et la réponse adaptée – une seule réponse en fait, trouver la corde (et aussi une réponse subsidiaire, trouver le ballon de l’enfant), et dans ce chaos permanent, c’est sans doute mission impossible.


Dans ce chaos, au sein de cette guerre achevée ou inachevée, où le spectateur est aussi plongé au sein du danger, de façon aussi indirecte qu’habile, la traversée de ces routes de montagne à pic, plus qu’étroites, dévalées à toute vitesse par les 4/4 et parles hommes qui en réalité tournent en rond, reviennent sur leur pas le temps d’une journée complète qui va s’achever là où elle avait commencé, quand ils ne sont pas bloqués – dans ce chaos où l’humanité se dissout, on finit aussi par se retrouver en deçà de sa condition d’animal. Et les animaux jouent bien ici un rôle essentiel : un chien, attaché (avec une corde …), sans nourriture, sans maîtres désormais, et de plus en plus dangereux, développant la plus grande force de survie, aussi inaccessible que sa corde ; des vaches, aussi importantes mortes, à l’état de cadavres comme indicateurs très codés de tous les dangers, ou vivantes et transhumantes comme seules garantes de la route à suivre …


(Et il faut encore ajouter au chaos, la confusion ajoutée par tous les spécialistes de la paix, tous les experts, toutes les institutions, ONU et casques bleus en tête, avec leurs protocoles, leurs règles incontournables dont les seuls effets sont les pertes de temps et l’impossibilité dès lors définitive de trouver toute forme de solution – et la corde, enfin dénichée et arrimée ne s’en remettra pas …)


Dans ce chaos permanent où l’humanité finit par se dissoudre, le quarteron d’humanitaires parvient à trouver la meilleure des réponses possibles – celle de l’humour en toute circonstance, confié le plus souvent à B., le personnage du vieux routier de toutes les causes perdues confié à Tim Robbins, qui accumule les blagues, drôles ou pas drôles du tout mais toujours irrésistibles. Cet humour-là, c’est sans doute la défense habituelle, vitale de tous ceux qui sont constamment confrontés à la mort (les médecins en premier lieu) ou aux dangers les plus imminents. Et B. n’arrête pas – dans ses théories de survie au moment de la découverte d’un cadavre de vache bloquant la route (théories modulables en fonction de la race de la vache …), dans ses mimes aux limites du grotesque (de l’art d’évoquer une corde sans les mots), dans ses audaces, aux limites des limites – lorsque la voiture est immobilisée sur la route par un barrage et par des militaires (de quel bord ?) très armés et très peu avenants :




  • (à son interprète), dis-leur qu’on n’a pas besoin qu’ils nettoient la voiture ;.. (grande perplexité de l’interprète), vas-y dis leur … (l’interprète, plus que crispé,, traduit) … (long silence très plombé) … (visage plus que tendu du militaire crispé sur son arme) … et, éclat de rire du militaire et de toute la compagnie.



Le rire comme manifestation ultime de la présence de l’humanité.


Et ce rire-là va beaucoup plus loin. car ce n’est pas seulement un réflexe de défense, ni une manifestation de cynisme – c’est beaucoup plus - la manifestation d’une humanité partagée. Sans forcément s’en rendre compte, on était prévenu dès les premiers instants. La première corde vient de casser, jump scare pour un gros cadavre tombant à nouveau au fond du puits – et les vieux qui assistent à la scène, plutôt déprimante, se concertent et … rient. Ils se racontent des blagues explique alors l’interprète à un Benicio del Toro très perplexe, c’est la région où l’humour est le plus développé, et l’interprète évoque alors Petrovic, grand humoriste local et un de ses sketchs fameux, dont évidemment il ne pourra pas achever l’histoire …


On pourrait presque songer à Robert Altman et à MASH, mais A perfect day n’est pas une comédie – ou alors en mode alternatif, constamment entre rire et émotion.


Les humanitaires sont quatre, tous excellents, tous d’origines différentes, de façon sans doute réaliste dans le bordel de ce que doit être l'univers de l’humanitaire : Tim Robbins, toujours très grand mais désormais très blanc, cabotine sans doute, mais avec génie ; Fedja Stukan, dans le rôle de Damir l’interprète, apporte l’indispensable touche de réalisme, et l’assurance de l’adaptation possible entre ces univers ; Mélanie Thierry, dans cet environnement humain pour le moins intense, réussit une très belle composition : dans le rôle de la petite dernière, fraîchement arrivée, naïve dans son idéalisme, dans sa croyance aux règles aussi, s’exprimant dans un anglais d’école parfaitement en situation, tour à tour effrayée, horrifiée, presque effondrée, révoltée et finalement adaptée à cette confusion et à cette fraternité brinquebalante, elle tient là sans doute le meilleur de ses rôles.


Benicio del Toro, en briscard fatigué, sur le point de partir, mais pas encore désabusé (la prise en charge de l’enfant et la quête du ballon en dehors de toutes lesrègles) déborde de présence et de charisme. On pourrait s’inquiéter de la place laissée à une intrigue sentimentale assez hors sujet avec l’arrivée d’une ancienne maîtresse interprétée par Olga Kurylenko (au demeurant à son avantage) – mais là encore les commentaires et l’humour de B. / Tim Robbins suffisent à sauver l’affaire.


Et la bande musicale, très rock avec des morceaux bien choisis pour un road trip très agité, où Lou Reed se taille la part du lion (avec notamment Venus in fur au thème et à la musique si bien adaptés à la situation), avec également l’apport d’Eurythmics et même l’hymne inévitable de Pete Seeger, When have all the flowers gone ?, d’autant plus intéressant ici qu’il ne sert pas à conclure le film – l’honneur revenant à nouveau à Lou Reed.


On a compris – le rythme du film, sa tension tiennent dans ces aller- retour constants entre espoir et danger, entre humour et émotion.


Et bien plus que le rythme et la tension, A perfect day transmet, vraiment, une forte charge d’humanité. Par delà la répétition des échecs, l’inutilité des efforts, il suffit d’une quête presque dérisoire, celle d’une corde, et celle encore plus symbolique d’un ballon pour un enfant perdu, et plus encore d’une forte dose d’humour, pour ce que rire est le propre de l'homme.


Et à la fin, miracle aléatoire, dont les cinq humanitaires désormais lancés dans une mission de latrines n’auront jamais connaissance, tout finit (presque) par s’arranger.

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le 25 mars 2016

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