Asghar Farhadi obtient pour la première fois une consécration internationale lorsqu’il sort en 2009 son quatrième long métrage, « À propos d’Elly ». Le film lui vaut l’Ours d’argent du meilleur réalisateur au festival du film international de Berlin.


« À propos d’Elly » est un drame social, qui met en scène quatre couples iraniens de classe moyenne. Ce groupe de huit adultes comporte trois ménages, dont deux avec enfants, un homme et une femme célibataires. Cette dernière, Elly, est la seule étrangère du groupe : les sept autres se connaissent depuis leurs études de droit à l’université, bien longtemps auparavant. L’autre célibataire, Ahmad, revient d’Allemagne où il vit et a récemment divorcé.


Le groupe a décidé de passer un weekend prolongé au bord de la mer Caspienne. L’objectif de Sepideh, l’une des femmes et la principale organisatrice du voyage, est de rapprocher Ahmad et Elly. Après s’être gaiement installés dans une grande maison qu’ils ont nettoyée et rangée de fond en comble, les amis s’offrent un copieux dîner. L’ambiance est à la fête, sauf peut-être pour Ahmad et Elly, relativement timides et gênés par les allusions peu subtiles du reste de l’équipe.


Si vous n’avez pas encore vu le film, il vaut mieux y remédier avant de continuer à lire !


« À propos d’Elly » s’inscrit dans la continuité des deux films précédents du réalisateur, même s’il aborde de nouveaux thèmes. « Les Enfants de Belle Ville » mettait en scène le rapprochement de deux jeunes gens issus d’un milieu populaire qui tentent d’aider l’un de leurs amis condamné à mort. Deux ans plus tard, « La Fête du feu » propose une immersion brève et suffocante dans l’intimité d’un couple de classe moyenne qui se délite, alors qu’un autre, plus modeste, mais plus heureux, se prépare au mariage. La thématique du mariage est à nouveau exploitée ici ; il s’agit non plus de la formation du ménage, ou de sa déconstruction, mais plutôt d’un genre d’entre-deux. Les couples sont établis, ni jeunes mariés, ni vieux compagnons. Afin d’explorer les relations conjugales, Farhadi met en scène trois – ou plutôt quatre – couples différents. Le paysage idyllique, l’atmosphère festive, les rires et les danses initiaux des personnages constituent un trompe l’œil, qu’il s’agit de briser afin de révéler les caractères véritables des protagonistes.


Le pivot du film consiste en la disparition soudaine d’Elly, suite à une ellipse. La séquence, très nerveuse, aux plans rapides, semblent porter le film à un climax. Les indices préparatoires laissés par le cinéaste, assez évidents, laissaient présager du drame : la noyade de l’enfant (facilité narrative ô-combien classique… il faudrait faire des statistiques, mais je suis de plus en plus convaincu que, dans les films de mariage, le taux de mortalité infantile est incroyablement élevé). La scène, assez étouffante, constitue d’ailleurs le premier pied-de-nez de Farhadi au spectateur : contre toute attente, l’enfant survit, et Elly disparaît.


Les informations distribuées au cours du prologue sont volontairement confuses, en particulier au sujet de la relation entre Elly et Ahmad. Ainsi, ils sont d’abord présentés comme un couple parmi les autres. Leur malaise – ou timidité – manifeste est cependant révélatrice de leur manque d’intimité. Et puis, rapidement, l’on réalise qu’ils ne sont ni mariés, ni fiancés, ni même ensemble ! Le prologue constitue également le théâtre des premiers mensonges : mensonge de Sepideh à la logeuse, à qui elle présente Ahmad et Elly comme de jeunes époux, mensonge d’Elly à sa mère, à qui elle déclare être partie en vacances dans une station balnéaire avec des collègues de travail. Ces indications prennent à contre-pied l’apparente simplicité du synopsis, dévoilant – sans toutefois trop en dire – l’existence de secrets, et d’une histoire bien plus complexe qu’elle n’y paraît.


Le drame survient comme un coup de tonnerre pour les vacanciers. L’ambiance de fête qui régnait alors est immédiatement remplacée par une atmosphère de mort et d’angoisse. Une fois ce premier stade passé (l’incompréhension, le déni, l’abattement), il faut réagir. Les masques se fissurent et la bonne entente d’autrefois laisse alors place à des disputes acides. L’on tente d’abord de minimiser l’horreur, en espérant – vœu pieux – que la jeune femme soit partie d’elle-même. L’hypothèse sera froidement anéantie par Sepideh. Ensuite, l’on cherche à comprendre qui était Elly : d’où vient-elle, et pourquoi agissait-elle ainsi. Au fil des discussions, il devient manifeste que Sepideh connaît le fin mot de l’histoire, mais rechigne à le dévoiler, même à ses amis proches.


Tous ces préparatifs, ainsi que le drame, servent de cadre à Farhadi pour mettre en place qui l’intéresse véritablement : le conflit, qui est au cœur de ce film comme du reste de son œuvre. Le conflit est ici à la fois interne et externe ; externe d’abord, car la cellule, les sept adultes restants, font front commun face aux antagonistes extérieurs (la police, le fiancé). Interne ensuite, et surtout. Interne, car au sein de la maison, huis-clos oppressant, l’on ne s’accorde pas sur la conduite à tenir. Les couples se disputent les uns avec les autres, et même maris et femmes finissent par se rejeter la faute.


Dans les deux cas, les protagonistes disposent de deux armes : la critique, souvent véhémente, et le mensonge, dévastateur. Sepideh, face à ses amis, puis le groupe, face au fiancé, pensent s’en tirer en dissimulant la vérité. Cette stratégie extrêmement risquée se retourne rapidement contre le menteur (ou la menteuse). Les moindres failles des histoires, de plus en plus complexes, sont exploitées impitoyablement… ce qui ne suffit toutefois pas à le (ou la) dissuader de recommencer ! La vérité, livrée au compte-gouttes, fragmentée et finalement reconstituée tant bien que mal, semble offrir une conclusion à l’histoire. Les blessures, les fractures, des couples et des personnages, quant à elles, ne s’effaceront pas aussi simplement.


Le succès du film repose en grande partie sur son atmosphère, sa construction, et ses acteurs. La réalisation de Farhadi, déjà originale et intéressante dans ses œuvres précédentes, trouve ici une maturité supplémentaire réjouissante. Les plans rapprochés et les mouvements de caméra parfois brusques donnent un rythme nerveux et anxiogène à l’action qui se déroule. Les décors, présentés comme chaleureux et accueillants (la plage, la maison que l’on installe et que l’on rénove), se transforment finalement en piège mortifère, en prison angoissante où l’on peut perdre la raison.


L’histoire et les dialogues sont d’une qualité exceptionnelle. Le réalisateur se joue du spectateur, livrant de faux indices, de nouveaux mensonges aux allures de vérité, et jongle avec adresse entre les différentes versions sans jamais se perdre en chemin. De l’autre côté, le sentiment de progression et de découverte est réel et réjouissant : démêler le vrai dans les mensonges successifs de Sepideh devient un jeu, où, si l’on sait pertinemment que Farhadi ne cherche qu’à nous tromper, la reconstitution de la vérité suit un cheminement logique et continu.


Enfin, il faut rendre grâce aux acteurs, qui, sous la caméra du maître, livrent pour la plupart des prestations époustouflantes. Chez les hommes, Ahmad (Shahab Hosseyni) et Amir (Mani Haghighi) – le mari de Sepideh – incarnent avec conviction des personnages variés et intéressants. Et, puis, Peyman Maadi, que l’on retrouvera aux premières loges dans « Une Séparation », est très également très bon. Cela dit, les femmes, en particulier Sepideh, s’illustrent davantage, brillant à l’écran de leur présence magnétique. Elly est jouée tout en douceur par Taraneh Allidousti, qui tourne un troisième film consécutif pour Farhadi, tandis que la merveilleuse Golshifteh Farahani écrase le reste du casting dans le rôle de Sepideh. Son interprétation, particulièrement habitée, constitue à elle seule une raison pour voir le film.


Pierre angulaire dans la filmographie d’Asghar Farhadi, « À propos d’Elly » est un drame de mœurs centré sur un cocon de personnages qui, inopinément, doivent faire face à une apparente catastrophe. Film poignant, puissant, l’œuvre constitue un huis-clos suffocant, où le conflit fait rage entre les protagonistes, où l’on s’attaque violemment avec les mots, et où l’on illustre le caractère extrêmement volatile du mensonge. Du grand cinéma.

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le 12 avr. 2016

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Aramis

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