Y'a des trucs pas clairs dans ma tête. Vous savez, c'est quand vous croyez connaître ce que vous êtes, ce que vous faites et pourquoi vous le faites. Quand vous pouvez énumérer vos passions, votre plat préféré et le dernier film que vous avez vu, avec cet acteur si marrant, ces répliques si drôles que vous vous êtes pissé dessus. Quand vous pouvez encore citer le nom d'amis prêts à tout partager avec vous, peut-être même la mort.

Tout ça, c'est avant de vous gratter la tête, colonisée par des aphides qui bouffent votre cerveau si lentement que vous avez le temps de vous sentir partir. Avant de vous cogner la tête contre la porte d'un placard, une douleur qui vous force à regarder droit dans les yeux votre vie et n'y voir qu'un énorme visage lisse et souriant, une bouche au sourire forcé qui répète jour et nuit les mêmes conneries à propos du temps qu'il fait et de la politique qui condamne le monde.

C'était avant de prendre la décision. Celle de ne plus être "normal". De fuir comme la peste ce qu'on vous demandait d'être, c'est à dire un être souffrant qui fait comme s'il ne souffrait pas. Vous avez choisi de rencontrer votre douleur, de lui parler, de la laisser exploser en myriades de particules hallucinatoires qui recomposent le spectre perdu de votre vie. Cette décision peut être difficile à prendre: elle fait peur. Bob Arctor, l'anti-héros de "Scanner Darkly" l'a fait pour vous. Il a quitté la petite vie rangée qui l'étranglait comme une cravate trop serrée au profit du baiser aigre-doux de la Substance M. Bob délire, à présent. Il rêve qu'il est un flic infiltré chez les junkies ou bien un junkie qui rêve qu'il est un flic. Il s'espionne lui-même, prie pour que les scanners qui analysent son être lui révèlent une vérité inaccessible. Son existence est désormais envahie par d'innombrables petites choses laides, parfois miraculeuses. La saveur de la vie se révèle au moment de la perdre.

Si et seulement si, vous avez déjà eu l'impression de perdre pied,
si vous vous êtes déjà retrouvé entouré d'amis tout en vous sentant à la fois euphorique et prêt à pleurer,
si vous vous êtes perdu dans des discussions délirantes, ivre ou défonçé, et que vous avez senti que le sens de la vie était là, si seulement vous osiez aller un peu plus loin,
si vous croyez, enfin, qu'il est déjà trop tard,

il est temps pour vous de regarder la meilleure adaptation de Philip K Dick. Avec des acteurs en état de grâce (oui, même Reeves), un artifice technique au service du récit qui mèle réalité et animation aux arrières-plans fuyants, aux visages fluctuants, pour une constante impression de perte d'équilibre, d'ivresse, et des dialogues, putain... Des dialogues aussi inutiles que primordiaux, aussi nauséeux qu'hilarants.

Venez, venez rire de votre propre décomposition, comme moi.

Y'a des trucs pas clairs dans ma tête.

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le 29 août 2011

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Amrit

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