À travers le miroir" n'est peut-être pas le meilleur des films de Bergman, mais incontestablement il fait partie des plus beaux. On sent le cinéaste poursuivre ici le questionnement métaphysique entrepris dans ses films précédents (La source notamment), sur la foi à travers le glissement vers la démence de son personnage principal. Mais il se sert également de l'ambiance en huis clos pour fouiller l'intime de chacun, la solitude, l'incompréhension et la grande détresse psychique qui peut résulter de l'incommunicabilité entre les êtres ; surtout entre proches.
Le film s'ouvre sur la vision paradisiaque d'un îlot perdu au milieu de nulle part, d'une plage bercée par les flots et les vents marins, un havre de paix en quelque sorte où trouve refuge une famille en apparence joyeuse. Trois hommes et une femme composent cette tribu et ils nous renvoient l'image d'une famille unie qui semble apprécier les bonheurs simples d'une pause estivale. Mais cette image d'harmonie parfaite est trompeuse, Bergman nous invite à regarder de l'autre côté du miroir pour mesurer l'ampleur du malheur qui frappe cette famille. Chaque membre s'était, plus ou moins volontairement, enfermé dans une bulle de souffrance et de solitude, se coupant ainsi du reste du groupe.
Celle qui est au centre des discussions c'est bien sûr Karin, la fille du clan. Elle souffre de troubles mentaux et elle vient juste de sortir d'un séjour en hôpital psychiatrique. Elle espère se reconstruire auprès de sa famille, cherchant ainsi un peu de soutien, un peu de compréhension, un peu d'amour. Malheureusement pour elle, les mâles de la famille ne sont pas au mieux, souffrant également d'un mal moins visible mais tout aussi pernicieux. Et comme il est difficile à une personne de devenir aidant alors qu'elle est-elle même en souffrance, ces pauvres hommes, malgré leur bonne volonté, ne pourront que mettre en péril le fragile équilibre psychologique de la jeune femme.
Le mari, Martin, est véritablement dépassé par la situation de son épouse. Il essaye d'être proche et attentionné mais il se montre surtout maladroit ne sachant s'il doit tenir le rôle d'époux, de père ou de soignant. De là, Bergman nous montre les répercussions sur la jeune femme, troublée dans sa sexualité qui tantôt se rapproche de son frère de manière incestueuse ou tantôt se retrouve prise par des visions violentes. Bon, ce n'est pas toujours finaud, il faut bien le reconnaître.
On a ensuite le fameux frère, Minus, qui sort à peine de l'adolescence et qui semble être perdu sur le plan émotionnel, sexuel et surtout relationnel avec son père. Forcément un être aussi fragile ne peut être une béquille solide pour Karin. Le désarroi émotionnel de cette dernière est parfaitement rendu par Bergman dans la scène la plus forte du métrage, mettant aux prises le frère et la sœur dans la carcasse d'un bateau échoué ; le son, le jeu sur les lumières et le cadrage vont amplifier l'intensité dramatique de l'instant, celui d'une femme qui doit choisir entre "deux mondes" comme elle dit, entre un réel et un illusoire. Elle réclame à sa façon du soutien, de l'amour, une réalité solide sur laquelle s'accrocher. Le frère, bien paumé également, cherchera en vain de l'aide vers un dieu ou un père décidément bien absent.
Celui qui devrait être le garant de l'unité familiale, c'est justement David, le père ! Seulement le monsieur a délaissé depuis bien longtemps ses attributs de chef de famille, se contentant de faire semblant lorsque celle-ci est réunie comme lorsqu'il offre des cadeaux idiots à ses enfants ou lorsqu'il fait semblant de les écouter avant de s'enfermer, tel un autiste, dans son univers d'écrivain raté ! Bien sûr, Bergman ne manque pas de faire le parallèle entre la faillite de la posture paternelle avec celle de dieu, ces êtres ne savent plus qui croire et se retrouvent esseulés dans leur problème.
La grande réussite de Bergman est d'avoir su se défaire de la prouesse technique au profit d'une sobriété de ton admirable ; les lieux, les décors, les lumières et la musique voire le silence accentuent la dimension intimiste du drame qui se déroule. La scène dans la barque entre David et Martin où les échecs du père rejaillissent ou celle mettant aux prises une Karin en pleine crise de délire devant son frère ébahit, sont autant de passages qui nous interpellent et qui nous troublent. La sobriété est la force du métrage mais il est dommage que Bergman se laisse aller à un discours un peu trop appuyé en utilisant, encore et encore, les références psychanalytiques et religieuses, on voit sa démarche dès le début du film, avec la musique de Bach par-dessus le marché. Dommage donc que Bergman fasse un peu trop du Bergman ! Bon je pinaille seulement car le film est une franche réussite, porté par des acteurs excellents : Max von Sydow est un monstre de sobriété, Harriet Andersson est plus que jamais magnifique en femme troublée et Gunnar Björnstrand est grandiose, on ne le dira jamais assez !
"À travers le miroir" reste pour moi l'une des belles réussites de Bergman, pas pour son approche métaphysique dont je me fiche un peu, mais surtout grâce à sa capacité à rendre compte avec une telle force des difficultés que peuvent rencontrer les membres d'une même famille à se parler, à se comprendre, à s'aimer. Si le film est assez sombre, sa conclusion est plus radieuse, porteuse d'un espoir auquel on ne voulait plus croire. Oui croire car c'est bien de cela qu'il s'agit, le père faisant l'effort de communiquer avec son fils, de lui témoigner enfin un peu d'amour et celui-ci le reçoit comme un miracle auquel il essaye de croire : " papa m'a parlé "