Vertige aux confins de l’Univers et de l’humanité

Dans la nuit, notre regard cherche souvent la lumière. Instinctivement, notre tête se lève pour nous faire admirer la voûte céleste qui s’élève loin au-dessus de nous. Alors que le ciel baigne dans l’obscurité, que le vide spatial fait de ce ciel, d’habitude si bleu, un océan de ténèbres, les étoiles percent de leur lumière cette immensité si sombre. Tant d’étoiles, et tant de mondes possibles qui gravitent autour, des mondes peut-être comme le nôtre, peut-être pas, mais qui pourraient, en tout cas, comme chez nous, abriter la vie. Sommes-nous seuls dans l’Univers ? Quelle est notre place dans cette immensité dont nous repoussons sans cesse les frontières ? A défaut de pouvoir y apporter une réponse ferme, James Gray nous tend la main avec Ad Astra, un des films les plus attendus de l’année, un périple aux confins de tout, un puissant vertige dont on ne peut sortir inchangé.


James Gray, probablement l’un des cinéastes américains les plus « européens », auteur d’œuvres marquantes comme Little Odessa, La Nuit nous appartient, Two Lovers ou encore The Lost City of Z, nous revient pour nous faire nous envoler vers les étoiles. Celui qui a été acclamé par beaucoup, et incompris par d’autres, mais toujours fidèle à sa vision, est devenu une figure fascinante et intrigante du cinéma moderne. La science-fiction a souvent été un cap, un passage pour des cinéastes qui ont marqué l’histoire du septième art (Kubrick avec 2001, Tarkovski avec Solaris, ou, pour donner un exemple plus proche de nous, Nolan avec Interstellar). Voir James Gray, cinéaste tourmenté et si proche des Hommes dans l’expression de son art, nous envoyer aux confins du système solaire, avait de quoi interroger. Et, même à des milliards de kilomètres de la Terre, l’art de James Gray demeure toujours aussi vivace et brutal. Tentative d’analyse d’une grande oeuvre, en quelques points.


La mission : Reconstruire les liens familiaux et s’accomplir


Même si, comme souvent, l’histoire n’est qu’un prétexte chez James Gray, il convient de lui prêter attention, puisqu’elle agit comme élément de communication privilégié entre le cinéaste et le spectateur. De manière très synthétique, Roy McBride (Brad Pitt), astronaute, est missionné pour reprendre contact avec son père (Tommy Lee Jones), disparu aux alentours de Neptune lors d’une mission, et dont le vaisseau est suspecté d’envoyer des décharges destructrices qui affectent grandement les systèmes en place sur Terre. D’emblée, l’image du père est marquée par l’absence, qui se retrouve, paradoxalement, dotée d’une omniprésence tantôt mélancolique, tantôt étouffante. De par cette absence, par ce manque de liens familiaux, Roy est un solitaire. Sa vie est dédiée à l’exploration spatiale, héritage indubitable du père, une mission de tous les jours qui lui empêche d’avoir une vie de famille et des relations sociales normales. Cette solitude a un impact sur sa manière de communiquer, le rendant presque incapable de s’exprimer sur ce qui l’affecte profondément, menant James Gray à user de la voix-off pour que Roy exprime ses pensées, pour qu’il les adresse au spectateur, mais aussi à lui-même.


La solitude a toujours été très présente chez James Gray, depuis Little Odessa, et plus que jamais dans Ad Astra. Symptomatique d’un manque de repères manifeste en conflit avec une profession qui demande une rigueur extrême, comme en témoignent ses tests psychologiques réguliers, elle se double d’une quête d’accomplissement, autre composante régulière des films de James Gray. Pour Roy, le but de cette mission n’est pas simplement de sauver la Terre, mais de s’extirper de l’ombre provoquée par son père, de définitivement prendre son indépendance. Mais, pour cela, il faut se confronter une nouvelle et dernière fois à cette entité, et reconstruire le pont pour le traverser. Cela peut être représenté de façons très différentes, mais James Gray choisit de le faire d’une manière tout à fait poétique et symbolique, au beau milieu de l’espace, loin de tout, dans le vide, au cœur de l’infini, pour mieux se recentrer sur l’essentiel. A ce titre, le cinéaste nous offre un grand moment de poésie, réunissant le père et le fils où seuls eux existent, comme si rien d’autre n’existait. Mais cette réunion, aussi symbolique et semée d’embûches soit-elle, ne constitue qu’un point de départ vers des réflexions plus larges sur l’humanité et l’univers.


L’évolution de l’humanité : du passé au futur


La quête du père absent est une ouverture vers notre passé. Le père de Roy, mais aussi le colonel Pruitt (Donald Sutherland) se présentent comme des messagers, des témoins du passé, un passé que l’on fuit d’emblée dans ce film qui nous invite dans un futur proche, mais qu’il est essentiel d’invoquer pour mettre en perspective ce futur imaginaire. Ce futur est à l’image de notre présent, comme, à peu près, tout futur qui a été fantasmé dans la littérature, le cinéma, la bande dessinée, ou l’art en général. Il s’axe autour de la conquête spatiale, de la course aux étoiles qui anime l’humanité aujourd’hui, laquelle espère remettre un pied sur la Lune, et atteindre Mars. A ce propos, la vision de James Gray sur la conquête spatiale est tout à fait intéressante. En effet, la conquête spatiale et la colonisation d’autres mondes ont souvent un côté fantasmé et utopique, mais ce n’est pas du tout le cas dans Ad Astra.


Quand Roy arrive sur la Lune, il découvre des grands magasins, des compagnies de voyage, de grandes enseignes, l’image d’un consumérisme qui a aussi envahi l’espace. Il est aussi attaqué par des pirates qui prennent d’assaut les convois. Cette Lune fraîchement colonisée est à l’image des grands déserts américains tels que montrés dans les westerns : des terres encore vierges, hostiles, et où la loi peine à se faire une place. L’Homme est encore incapable de s’adapter à ce nouvel environnement et, pire, il y fait les mêmes erreurs que celles qu’il a déjà commises sur Terre. Gray vient invoquer des codes du western pour ramener l’humanité à ses origines, pour la fragiliser en dépit de ses progrès technologiques, en l’éloignant de son environnement. Plus loin, au cours de son voyage vers Neptune, Roy est lui-même affecté par cet éloignement, se retrouvant plongé dans une solitude de plus en plus extrême, l’affectant gravement d’un point de vue mental. Au fur et à mesure de son périple vers son objectif, l’astronaute se déshumanise, et évolue d’un monde de moins en moins humain. Ainsi, Ad Astra se présente comme un périple vers la fin de l’humanité (représentée par Neptune, plus lointaine planète de notre système solaire), loin de la Terre et de notre époque, pour finalement faire naître un éclat d’humanité dans les ténèbres, et revenir à ses origines, et à l’essentiel.


La place de l’Homme dans l’Univers


Le film de James Gray s’inscrit dans une échelle encore plus large que celles de la famille et de l’humanité, précédemment évoquées, puisqu’elle vient tenter d’apporter des éléments de réponse à des question sous-jacentes dans la conquête spatiale : sommes-nous seuls dans l’Univers ? Quelle est la place de l’Homme dans l’Univers ? Ad Astra ne cesse de rappeler l’immensité de l’Univers, de montrer à quel point l’espace, malgré les milliards d’astres qui y gravitent, est principalement constitué de vide. Le film nous rappelle que nous ne sommes que peu de choses dans cette immensité, surtout quand nous sommes loin de notre monde. Neptune, immense planète à la couleur bleu nuit, représente la frontière de notre système solaire, la planète la plus éloignée du Soleil et, quelque part, la frontière de notre monde connu. Sa couleur invoque le froid, la nuit, le lointain, elle semble inhospitalière et pourtant, elle nous hypnotise. C’est en touchant cette frontière que Roy et, quelque part, l’Homme, comprend quelle est sa place dans l’Univers.


Ce contact conduit Roy vers le chemin du retour, le ramenant à l’essentiel : la vie sur Terre. Car malgré sa propension à regarder ailleurs, à imaginer, à chercher des issues, c’est bien sur Terre qu’est la place de l’Homme. Le discours est à nuancer cependant, car il ne vise pas à totalement condamner la conquête spatiale. Mais le discours d’Ad Astra vise surtout à rappeler que l’Homme, qui a aujourd’hui les yeux rivés vers les étoiles, ne doit pas oublier d’où il vient, et qu’aujourd’hui, il n’a que ce monde où vivre. Et James Gray décrit ce monde comme imparfait, mais cette imperfection n’est pas montrée comme une fatalité, mais comme une normalité, car elle est inhérente à la nature humaine. C’est ce qui transparaît d’ailleurs à la fin du film, quand Roy revient sur Terre, comme un extra-terrestre enfermé dans sa sonde, avant de retrouver son environnement, et de prendre conscience grâce aux révélations auxquelles il a été confronté.


De The Lost City of Z à Ad Astra : Des périples en miroir aux confins de l’humanité et vers ses origines


Il est impossible, devant Ad Astra, de ne pas penser au précédent film de James Gray : The Lost City of Z. Si j’avais été assez critique au sujet du film à sa sortie faute de bien comprendre le cinéma de James Gray, je l’ai volontairement revu après avoir vu Ad Astra, et j’ai bien mieux pris conscience de sa force et de sa beauté et, surtout, des liens qui unissent les deux films. En effet, The Lost City of Z racontait les périples de Percy Fawcett en Amazonie au début du XXe siècle, dans une quête qui visait à découvrir une cité perdue au cœur de la forêt. Comme Roy McBride, Fawcett était accaparé par sa tâche, solitaire, marqué par l’héritage d’un père en disgrâce, et dans un rôle de transmission vis-à-vis d’un fils qu’il ne voit pas grandir. Au cours de son voyage, Fawcett est mené à explorer des zones inconnues du monde occidental, atteignant les frontières de notre monde connu, et les repoussant. Roy McBride suit alors le même chemin, passant de l’échelle de la Terre à celle de l’espace.


Le scénario et le déroulement d’Ad Astra fait beaucoup écho à celui de The Lost City of Z. Il le complète, tout en étant, quelque part, un miroir de ce dernier. Dans The Lost City of Z on cherchait nos origines pour notre futur, dans Ad Astra on cherche notre futur pour retrouver nos origines. Par ailleurs, le dénouement de The Lost City of Z, d’une beauté remarquable, mène le père et le fils à enfin se réunir pour aboutir à une forme de transcendance et d’élévation ultime au cœur de la forêt amazonienne. Dans Ad Astra, la rencontre a également lieu aux confins de l’espace, mais elle mène à un retour aux sources, et l’élévation ne devient plus qu’un passage, pour revenir aux origines. S’il n’est pas essentiel d’avoir vu The Lost City of Z pour voir Ad Astra, l’appréciation du premier peut grandement favoriser celle du second et, surtout, ce rapprochement témoigne de toute la cohérence qui structure la filmographie et le cinéma de James Gray.


Un vertige cosmique aux confins de l’humanité


Que dire d’un film suscitant autant d’attentes, et qui s’avère capable d’être à la hauteur de ces dernières, si ce n’est plus encore ? Il va sans dire que, comme tout film de James Gray, Ad Astra n’est pas forcément le genre de film le plus simple à aborder, et il ne faut pas non plus chercher chez lui une rigueur scientifique trop aiguë, comme j’ai pu le constater dans divers commentaires négatifs qui ont été formulés à son encontre. Il s’intègre dans la lignée de cette « nouvelle » science-fiction au cinéma qui semble prédominer depuis ces dernières années. Une science-fiction mélancolique, intimiste, grave, soucieuse d’interroger la nature humaine avant tout. C’est la lignée des Moon, Gravity, Interstellar ou encore First Man, qu’Ad Astra vient enrichir de fort belle manière.


Le nouveau film de James Gray donne le vertige, puisant dans des classiques comme 2001 ou Apocalypse Now, mais gardant surtout son identité propre. Il ne fait pas l’unanimité, mais c’est bien le signe d’une oeuvre signée d’un artiste qui a sa vision, qui exprime son art et qui reste cohérent dans cette expression. Riche en plans puissants et symboliques, puissant et envoûtant, mystérieux et vertigineux, Ad Astra s’impose comme un des grands films de l’année, et même de ces dernières années. C’est une épopée spatiale où les épreuves confrontent aux échecs, qui ne laissent indemnes ni le héros ni le spectateur. Porté par un Brad Pitt sobre et exemplaire, accompagné de la très belle musique de Max Richter, et très bien mis en images par Hoyte van Hoytema et une esthétique aux accents "retro", il convie le spectateur à l’introspection, faisant émerger dans sa conscience de multiples questions et réflexions. C’est la marque d’un grand film, et il me tarde déjà de ressentir à nouveau ce vertige.


Critique écrite pour A la rencontre du Septième Art

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le 24 sept. 2019

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