Dans Adagio, Stefano Sollima ne filme pas la ville éternelle : il la laisse s’éteindre. Le cinéaste italien, héritier d’un cinéma de genre viril et politique, clôt ici une trilogie urbaine entamée avec A.C.A.B. (2012) et Suburra (2015), en livrant un polar funèbre, spectral, presque métaphysique. Le film s’intitule Adagio, comme le tempo lent d’un requiem. Et c’est bien de cela qu’il s’agit : un chant de fin pour une ville, une génération, une idée du cinéma italien.
I. La lenteur comme posture politique
Le choix du titre n’est pas anodin. Dans un paysage cinématographique saturé de récits frénétiques, Adagio ralentit. Il suspend le temps. Il refuse l’accélération. Ce n’est pas un polar haletant, mais une marche vers l’abîme. Le récit suit Manuel, adolescent piégé par des policiers corrompus, contraint de plonger dans les bas-fonds romains pour sauver sa peau. Mais ce n’est pas tant une course-poursuite qu’un chemin de croix. Chaque rencontre — avec un père dément, un ami aveugle, un ex-taulard mourant — ajoute une strate de fatalité. Le film s’inscrit dans une logique tragique, presque antique. On pense à l’Œdipe inversé, à Chronos dévorant ses enfants, à une Rome mythologique qui aurait troqué ses toges contre des survêts et des flingues.
La lenteur devient ici un geste politique. Elle permet de faire émerger les silences, les regards, les gestes. Elle transforme le polar en rituel, en théâtre de la douleur. Sollima ne cherche pas à divertir : il cherche à diagnostiquer. Et dans ce ralentissement, il retrouve une forme de noblesse, comme si le genre, en se décomposant, révélait sa vérité la plus profonde.
II. Rome, capitale d’un empire déchu
Rome n’est plus le centre du monde. Elle est périphérique, fragmentée, fantomatique. Ce n’est pas la Rome de Sorrentino, brillante et décadente. C’est une Rome post-historique, où les institutions sont des carcasses, les figures d’autorité des spectres, et les jeunes des orphelins sans repères. Sollima filme une ville qui ne croit plus en elle-même — une Rome qui a perdu son rôle de matrice culturelle et politique.
Le feu qui menace la ville devient métaphore : purification ou apocalypse ? Le cinéaste ne tranche pas. Il observe. Et dans cette observation, il retrouve une forme de classicisme tragique, à la manière des grands westerns spaghetti que son père, Sergio Sollima, contribua à façonner. Le feu n’est pas spectaculaire : il est rampant, organique, presque silencieux. Il ne brûle pas Rome, il la consume lentement, comme une fièvre. Il dit quelque chose de l’Italie contemporaine : une nation qui regarde son passé glorieux avec mélancolie, mais qui ne parvient pas à se projeter dans l’avenir.
III. Une généalogie du regard
Adagio est un film sur le regard. Celui des pères sur leurs fils, celui des flics sur les jeunes, celui du spectateur sur une ville en ruine. Sollima interroge la transmission : que reste-t-il à transmettre quand tout s’effondre ? Le personnage du père fou est emblématique : il ne peut plus parler, il ne peut plus guider, il ne peut qu’être là — comme un vestige.
Tandis que le cinéma italien a longtemps été un cinéma de la parole, lui, choisit le silence, le regard, le geste. Il filme des corps fatigués, des visages marqués, des rues désertes. Et dans ce dépouillement, il retrouve une forme de vérité : celle d’un cinéma qui ne cherche plus à séduire, mais à témoigner.
IV. Le temps comme matière et comme poison
Dans Adagio, le temps n’est pas un simple cadre narratif : il est une matière, une texture, une menace. Le film ne se déroule pas dans une temporalité linéaire, mais dans une sorte de suspension. Les jours ne passent pas, ils s’étirent. Les nuits ne tombent pas, elles s’installent. Le temps devient visqueux, presque organique, comme une nappe de pétrole sur laquelle glissent les personnages sans jamais trouver prise.
Cette dilatation temporelle est au cœur de la mise en scène. Sollima ralentit les gestes, étire les silences, laisse les regards durer au-delà du naturel. Il filme l’attente, l’errance, la fatigue. Le rythme adagio n’est pas seulement musical : il est existentiel. Les personnages sont prisonniers d’un présent qui ne mène nulle part, d’un passé qui ne cesse de revenir, et d’un avenir qui n’existe pas.
Le temps devient aussi poison. Il ronge les corps (Favino, malade), les esprits (le père fou), les liens (l’amitié brisée). Il n’y a pas de régénération possible, pas de renaissance. Le temps ne guérit rien, il corrompt. Et dans cette vision, Sollima rejoint les cinéastes du désenchantement : Béla Tarr, Tsai Ming-liang, ou même Tarkovski, pour qui le temps est toujours une épreuve, une matière spirituelle et destructrice.
V. Pierfrancesco Favino, icône déchue
Favino, acteur fétiche de Sollima, incarne Romeo dit "Le Chameau", ancien criminel rongé par le cancer. Son corps affaibli devient le miroir d’une ville malade. À contre-emploi, il offre une performance d’une intensité rare, mélange de brutalité rentrée et de tendresse inattendue. Il est Rome : abîmée, fière, incapable de se réformer, mais toujours prête à protéger ses enfants, même ceux des autres.
Autour de lui gravitent des figures masculines toutes aussi abîmées : un ami aveugle, un père fou, un jeune garçon perdu. Les femmes sont absentes, ou reléguées à des rôles périphériques. Est-ce un choix narratif, une volonté de montrer un monde viril en décomposition ? Ou est-ce un aveu d’impuissance, une incapacité à intégrer le féminin dans une structure tragique qui repose sur la filiation masculine ? On pourrait y voir une critique implicite : ce monde d’hommes est précisément celui qui s’effondre.
VI. Sollima et la trilogie romaine : une cartographie morale
Avec A.C.A.B., Suburra et Adagio, Sollima compose une trilogie qui n’a rien d’officiel mais tout d’organique. Trois films, trois plongées dans les entrailles de Rome, trois regards sur la violence institutionnelle, mafieuse, intime. Là où A.C.A.B. s’intéressait à la brutalité policière, Suburra à la collusion entre politique et crime, Adagio explore la ruine des liens familiaux et la solitude des corps.
Ce n’est pas une trilogie de l’action, mais de la désillusion. Chaque film est un chapitre d’une cartographie morale, où Rome devient le miroir d’une Italie en crise — pas seulement politique, mais existentielle. Sollima ne cherche pas à dénoncer, il constate. Et dans cette posture, il rejoint les grands cinéastes italiens du désenchantement : Rosi, Petri, voire Pasolini.
VII. Le polar comme chant funèbre
Enfin, Adagio peut se lire comme une élégie pour le polar italien. Un genre qui fut flamboyant, populaire, politique. Sollima ne le réinvente pas, il le ralentit, le dépouille, le transforme en rituel. Le polar devient ici une forme de prière, une manière de dire adieu à une époque, à une ville, à une idée du cinéma.
Et dans cette fin, il y a aussi une promesse : celle d’un cinéma qui ose ralentir, contempler, interroger. Un cinéma qui ne cherche pas à plaire, mais à penser. Un cinéma qui regarde le monde qui s’effondre — et ceux qui tentent, malgré tout, de s’y tenir debout.
Conclusion : Adagio ou le dernier souffle d’un monde
Adagio n’est pas un film à commenter, c’est un film à méditer. Il ne propose pas de solution, il ne cherche pas à réconforter. Il regarde Rome brûler, lentement, silencieusement. Et dans ce regard, il trouve une forme de beauté tragique, une noblesse du désastre. C’est un film de fin de cycle, mais pas sans espoir. Car dans le silence, dans la lenteur, dans la contemplation, il reste une possibilité : celle de recommencer autrement.
Sollima ne signe pas un chef-d’œuvre flamboyant. Il signe un film discret, grave, nécessaire. Un adagio, donc — lent, profond, bouleversant.