Shuji Terayama est l'une de ces victimes subissant le dédain d'une trop timide exploitation française (et si elle le fut jadis, c'est depuis longtemps terminé). Comme il fallait s'y attendre, il n'est pas seulement moins connu mais aussi moins accessible car tout le monde ne parle pas systématiquement l'anglais. Si Cache-cache Pastoral, Le Labyrinthe d'herbes et le sulfureux Emperor Tomato Ketchup sont tout le temps cités en premier comme les plus qualitatifs de son auteur, il ne faudrait surtout pas oublier "Adieu l'arche". Encore un splendide titre pour un film prometteur. L'air de rien, c'est vendeur et pour les aficionados de littérature, l'adaptation du roman "A Hundred years of solitude" ne laissera pas indifférent. Malheureusement, ce n'est pas mon cas.


Si je tenais Terayama en haute estime, 'Adieu l'arche" n'a fait que confirmer tout le bien que je pense de lui en se hissant parmi ce que j'ai vu de mieux de sa part. J'ai à plusieurs reprises entendu qu'il n'était pas le plus représentatif de sa filmographie. En ce qui me concerne, j'avoue ne pas du tout comprendre cette réflexion tant j'ai retrouvé tous les éléments qui me plaisaient, en particulier ceux de Cache-cache Pastoral entre narration éclatée (quoique moindre), accent mis sur une ambiance de songes nous mettant in fine en état d'hypnose, des filtres de couleurs atypiques et ce goût de la provocation qui lui est si cher où il est question ici d'inceste. Une pratique tabou à plusieurs endroits du monde et surtout en Europe.


D'une histoire classique d'amour borderline impossible, la souffrance de ces âmes est filmée dans un village perdu en pleine campagne où l'autorité supérieure a instauré une étrange tradition. Toute horloge, montre ou instrument informant de l'heure est interdit. La seule horloge est aux mains de la dite autorité. Le fait qu'il n'y ait aucune réelle explication sur le pourquoi de tout ceci est à n'en point douter frustrant. Si le but fut certainement de ne nous apporter aucune réponse car les villageois eux-mêmes ne se posent pas de question, les esprits les plus cartésiens râleront (et c'est mon cas). Pourtant, impossible de ne pas être charmé par l'atmosphère incomparable qui règne en ces lieux où le peuple vit dans la plus totale normalité entre travail et combat de coqs. Pour eux, le temps n'a pas d'importance. Il n'est pas un moteur d'épanouissement personnel. Le temps qui pourrait bien être vu, surtout chez nous, comme la plus belle incarnation du stress originel est aux abonnés absent. Il n'y a ni répression, ni démagogie. Ce n'est qu'un héritage de décisions passées.


Quelque part, "Adieu l'Arche" promeut de vivre pleinement sa vie en dehors de toute contrainte chronologique. Aucune activité n'est chronophage. Mais priver un territoire de son temps, c'est aussi assister à quelques bouleversements qui propulsent la storyline sous des angles fantastiques qui ne prennent pas seulement leurs sources dans les étranges rites occultes. Ce village semble parfois sous l'emprise de distorsions spatio-temporelles. La fuite éperdue de notre couple qui ne parviendra pas à quitter le dit village en est la plus belle preuve. Ca ne m'étonnerait d'ailleurs pas que Junji Ito ait été inspiré par ce passage pour la création de son superbe manga "Spirale". A quelques reprises, on entendra aussi des gens parler de manière très évasive et mystique du temps. Tout est énigmatique. Il y a quelque chose d'imperceptible qui flotte dans l'air et que nous ne parvenons pas à saisir. Car c'est ça Terayama, c'est nous inviter à quitter un moment le carcan cinématographique traditionnel pour entrer dans un monde de fantasmagories où le propos sur-appuyé est remplacé par l'interprétation personnelle. Du Septième Art sensoriel en quelque sorte.


Toutefois, trêve d'inquiétudes car le long-métrage est rythmé, ne s'embarque pas dans des circonvolutions lourdes. Les ellipses sont déconcertantes entre points de vue totalement différents, repères topologiques annihilés et temporalités qui n'en sont pas. "Adieu l'Arche" tire aussi beaucoup de sa superbe dans une leçon d'esthétique, d'éclairages et de filtres apportant une fraîcheur qu'il est indispensable de promulguer ne fut-ce que pour des raisons de diversité artistique. Enfin, la bande son se charge de nous faire planer durant 2h04 qui passeront plus ou moins vite selon chacun. Car après tout le temps est relatif.

MisterLynch
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le 30 mai 2021

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MisterLynch

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