La sortie d’un film de Leos Carax est toujours un événement en soi pour les cinéphiles, après seulement cinq films en en 37 ans. Annette, son sixième, dix ans après Holy Motors, s’offre en plus le luxe d’ouvrir la compétition officielle du 74e Festival de Cannes. Après deux précédents films d’ouverture plutôt ronflants (Everybody Knows et The Dead Don’t Die), Annette passionne et bouscule pour lancer les hostilités sous les meilleurs auspices. Un film aussi déconcertant que grisant.


Si Holy Motors avait de quoi diviser de par sa radicalité, Annette se veut à la fois plus accessible, renouant avec les grandes histoires d’amour du Carax des débuts, mais tout aussi minutieux et ambitieux d’un point de vue formel et narratif. Des couleurs invoquant Suspiria aux décors studios à tomber par terre, en passant par l’excellente bande-originale des Sparks, Annette est un feu d’artifices. Un feu d’artifices au sens le plus littéral du terme, tant l’artificialité voulue de la mise en scène se met au service d’une histoire parlant justement de facticité, d’obscurité et de brefs éclats de lumière dans la nuit. Que reste-t-il de nos amours, de la vérité et du bien, dans cet océan de ténèbres ?


Annette a tout du conte merveilleux, s’ouvrant par une scène d’introduction magistrale qui annonce la plongée dans l’univers de la fiction et des faux-semblants, où le chant, la chorégraphie et le « jeu d’acteur » seront au centre de la vie des personnages. Un prélude conclu par un premier trajet en moto : Adam Driver lancé sur les routes imprégnées de nuit, tel un esprit vagabond tout droit sorti du Lost Highway de Lynch. La descente aux enfers est déjà actée. Car si Annette s’inscrit dans le genre du conte (l’omniprésente pomme de Blanche-Neige, les chansons, la marionnette…), il en arbore aussi les côtés sombres et cauchemardesques inhérents au genre littéraire. En résulte un opéra halluciné de 2h20, pas toujours épargné par les longueurs, mais aux sursauts mémorables.


Adam Driver (dont la performance dépasse sans doute tous les superlatifs imaginables) et Marion Cotillard (spectrale à défaut d’être toujours convaincante) sont réunis pour hanter les personnages de Henry et Ann ; ils seront bientôt rejoints par l’étonnant Simon Helberg pour former un triangle amoureux destructeur et déchirant. Henry et Ann sont tous deux artistes de scène : il fait du stand up, elle est cantatrice d’opéra. Et Carax de détourner l’essence même de ces arts scéniques pour les faire s’entrechoquer avec les codes de la comédie musicale : d’un côté, l’imprévisibilité d’un public, l’improvisation d’un texte, la vulnérabilité de celui ou celle qui se met à nu devant l’audience ; de l’autre, l’extrême rigueur de la chorégraphie filmée, l’effet parfois « peu naturel » des dialogues chantés et la connivence surréaliste de tous les personnages embarqués dans un même mouvement, vers un même but, à l’unisson. Ainsi, ce qu’il y a de plus authentique dans le stand up ou l’opéra, à savoir la réaction d’un public, devient elle-même chorégraphiée et comme « prévue à l’avance » ; l’artiste n’a plus rien de vulnérable, il n’y a plus de mise à nu, puisque tout est faux : le réel devient fiction. Pour autant, le triomphe de la fiction ne condamne pas la vérité : c’est finalement par la première, et par elle seule, que la seconde pourra éclater. On ne jurera pas de dire la vérité devant un tribunal, mais bien sur scène ; on ne découvrira pas le meurtrier lors d’interrogatoires policiers, mais bien en plein concert ; on ne montrera pas la mort « en vrai », mais on la rejouera tous les soirs à l’identique, sur scène encore, avant de la retrouver dans ses propres cauchemars.


Entre le vrai et le faux, le réel et la fiction, Carax semble condamner ses personnages – et nous avec – à l’indécision. Depuis Holy Motors, le cinéaste met en scène la mise en scène elle-même, dans une mise en abîme du cinéma qui passe par l’éclatement des unités de temps, de lieu et d’action, mettant ses personnages face un autre abîme : le leur. Carax cite Nietzsche, non sans lourdeur dans l’explicitation, mais au nom d’une atmosphère passionnément baroque et parfois tendrement adolescente, qui sied finalement bien au cinéaste comme au philosophe dont il tire l’axiome de son film. Dans cet abîme que l’on contemple jusqu’à le devenir soi-même, l’amour semble introuvable, quand bien même le « mot » traverse tous les textes. Car Annette parle avant tout d’amour, notamment à travers ses séquences chantées – pour certaines bouleversantes. Annette parle aussi de crime, de deuil, de vengeance et de rédemption. Annette parle encore de parentalité, de transmission, de difficultés à communiquer. Mais Annette ne parle en réalité que d’une seule chose, à travers toutes ces thématiques : de la facticité d’une relation amoureuse, de sa toxicité et, à cause d’elle, de la mort inéluctable de toute forme d’amour.


Et bien sûr, il y a, en plus de tout cela, le personnage éponyme : Annette, la fille de Henry et Ann. Mieux veut en savoir le moins possible à son sujet, tant elle est l’enjeu de tout le film et cristallise les névroses de ses deux parents. Elle-même réifiée, voire fictionnalisée par ses parents, elle est une sorte de Pinocchio qui attend son heure : l’heure où elle sera considérée et aimée pour ce qu’elle est, une vraie petite fille, et non comme prolongement de la gloire perdue d’un père en perte de contrôle, ni comme outil de vengeance d’une mère aux ailes brûlées en plein vol.


Brouillant les genres, les symboles, son propos, Annette n’est certes pas ce que Carax a fait de plus abscons, loin de là, mais demeure par instants insaisissable. Tout n’est pas compréhensible, car tout ne semble pas fait pour être compris. Une démarche qui montre parfois ses limites et pourrait faire poindre un sentiment de trop-plein. Mais une démarche dont émane une telle sincérité de la part du marionnettiste aux commandes qu’il est presque impossible de lui en tenir rigueur. Ainsi, dans son exploration des tréfonds de l’âme humaine et du langage cinématographique, Annette réserve bien des surprises au spectateur grâce à son lot de scènes marquantes : un chef d’orchestre désespérément amoureux, une tempête en pleine mer transfigurant le délitement d’un couple, des moments de tendresse et de transmission autour d’un piano, une explication musclée au bord d’une piscine, ou encore les retrouvailles – trop tardives – entre deux êtres séparés par un abîme que plus rien ne pourra résorber.


[Article à retrouver sur Le Mag du ciné]

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le 8 juil. 2021

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Jules

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