Art de propagande et montage révolutionnaire

Sans rien connaître d'Alexandre Dovjenko au-delà de cet Arsenal, la tentation est grande de le placer dans une case entre l'efficacité ultime d'un Eisenstein et la puissance lyrique d'un Kalatozov. Les analogies ont leur limite, mais il n'y a pas beaucoup de films soviétiques qui m'auront autant secoué que ceux-là. Même si on est loin de la poésie visuelle écrasante d'un film comme La Lettre inachevée, même si la thématique du soulèvement populaire et de sa répression n'est pas exploitée aussi efficacement que dans Le Cuirassé Potemkine, cette retranscription d'une révolte ukrainienne de 1918 produit un sentiment d'exaltation aussi vigoureux qu'enivrant.


L'histoire se positionne au lendemain de la révolution russe de 1917, alors que l'indépendance de l'Ukraine en est à ses balbutiements et que les bolchéviques entendent s'imposer face à la bourgeoisie en paralysant la capitale, Kiev, à travers des grèves dans l'usine Arsenal qui donne son nom au film. La révolte sera sévèrement réprimée, et il est difficile de rester insensible devant ces événements et tout ce sang ainsi versé.


En bon cinéaste de propagande soviétique, Dovjenko n'hésite pas à retracer cela avec conviction et abnégation. La sidération ne provient pas de la virtuosité des plans à proprement parler, comme avaient pu le faire les réalisateurs cités en introduction : c'est le travail de montage et le talent d'artisan mis au service des ambiances qui, avant tout, confère à Arsenal toute sa puissance. Si le premier est assez classique avec ses effets d'accélération dans la juxtaposition des plans et des gros plans successifs sur les visages, le second est en revanche beaucoup moins balisé par l'histoire du cinéma. Une seule séquence suffit à illustrer l'atmosphère que le film parvient à générer, dans la première partie : la guerre fait rage et la caméra nous emmène au centre des combats, au milieu d'un nuage de gaz toxique — et accessoirement hilarant. L'horreur se lit sur le visage d'un soldat encore vivant, pétrifié, figé dans un rictus paradoxal. Au sol, dans la boue des tranchées, un soldat mort arbore un rictus similaire. L'ambiance qui règne est glaçante. L'abomination est palpable.


Le contenu du film est assez complexe tant les personnages sont nombreux et les lieux multiples. Les enjeux semblent sans cesse évoluer. Les fils narratifs sont distincts mais se croisent parfois, et seule la misère semble tous les unir : la tristesse d'une mère dont les fils sont morts à la guerre, l'impuissance d'un vieillard et de son cheval squelettique, le massacre des ouvriers qui se seront révoltés (séquence particulièrement éprouvante jouant sur la répétition des exécutions machinales). Il flotte sur l'ensemble une certaine confusion sans qu'elle ne soit pour autant préjudiciable : le message passe aisément. Il est des visages inoubliables. La guerre est dépeinte comme porteuse d'une destruction omniprésente, contrebalancée par cette image d'un personnage retournant dans les champs pour y semer les graines nécessaires aux survivants.


La charge émotionnelle qui parcourt le film de part en part, des régions éventrées par les conflits aux tentatives d'organisation de la nation par le débat, est d'une rare intensité. C'est tout le lyrisme des œuvres de propagande (soviétique), auquel vient se greffer une série de compositions audacieuses, à grand renfort de cadrages obliques renversant les lignes de fuite et de moments d'accalmie cristallisant une attente pesante, relançant la dynamique des séquences en plans rapides. Et le film de finir sur une image magnifique, alors qu'un des révolutionnaires s'oppose à des soldats ukrainiens, debout, le torse à découvert, face à leurs fusils. Des coups sont tirés, mais son corps reste là, bien droit, ses yeux plein de hargne et de fierté restent grands ouverts. Ce sont les soldats qui disparaîtront dans la fumée à la faveur d'un contre-champ inoubliable.


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Morrinson
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le 6 janv. 2018

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