[Critique à lire après avoir vu le film]

Un film avec Denis Ménochet nommé As Bestas ? Ne serait-ce pas un remake espagnol de Seules les bêtes, me suis-je dit en voyant la bande annonce ? Non, rien à voir, simple coïncidence.

Le film de Rodrigo Sorogoyen raconte la difficile cohabitation, c’est un euphémisme, de deux mondes : celui des natifs, qui se sentent "chez eux" mais peinent à faire vivre leur territoire rural, et celui des riches étrangers qui s’installent, pétris de valeurs saines et de bonnes intentions. Pour ces derniers, chez nous on dit des bobos, et chez nous aussi ils sont regardés avec méfiance par les autochtones lorsqu’ils débarquent. Un thriller comme La nuée abordait déjà le sujet. S’ils sont parisiens, c’est la double peine. Car leur installation n’est pas sans conséquence : l’exode rural des Parisiens durant le confinement a fait exploser les prix de l’immobilier par exemple.

Dans ce bout de Galicie, les Français sont détestés non seulement en tant que bobos (ils sont instruits, ont voyagé, et leurs principes de culture vertueuse ont toutes les apparences d’une leçon culpabilisante pour les autres), mais parce que leur refus de vendre empêche tout le monde d’empocher le magot pour espérer une nouvelle vie. Résumons : les étrangers ne rêvent que de redonner vie à une campagne qu’ils trouvent splendide, quand les locaux ne veulent que quitter ce coin pour connaître enfin une vie facile. Une réalité universelle.

Ce thème se double d’un sous-titre écologique. Sorogoyen inverse avec malice les positions traditionnelles de chacun face aux éoliennes : ce sont les locaux qui les veulent, et les militants du bio qui les refusent ! Le cinéaste penche du côté des gentils-anti, en suggérant que ce truc esf une affaire de capitalistes, qui ne laissent que des miettes aux autochtones. C’est un peu vrai, mais aussi un peu court : tout le monde veut consommer de l’énergie, sans accepter que toute énergie a des inconvénients. Le syndrome Not in my backyard dans toute sa splendeur. Au moins les éoliennes sont-elles filmées avec talent, dans une scène où Antoine se rend sur place : après en avoir ressenti le côté monstrueux, par le bruit des pales et leur ombre déportée, on admire ces géants déployant leurs grandes ailes blanches tels l’Albatros.

Décrivant les motivations des deux camps, Sorogoyen a le bon goût de ne pas se montrer trop manichéen : lorsque, après une grosse montée de la tension, Antoine propose à Xan et à son frère de leur payer à boire pour discuter, un véritable dialogue s’engage enfin. Antoine peut faire valoir le sens qu’a ce lieu pour lui, quand Xan peut exprimer l’injustice qu’il ressent à ce que sa voix ne vale pas plus que celle de quelqu’un qui vient de débarquer. Antoine, pour la première fois, fait une concession : il serait prêt à signer... mais pas tout de suite car, les deux frères ayant empoisonné sa récolte, il faut d’abord qu’il se refasse. Chacun a pu le constater : impossible de résoudre un conflit en refusant de se parler. Mais cette démarche courageuse n’est pas assurée d’aboutir. Lorsque le spectateur la voit échouer, il comprend que le drame est proche.

L’enfer que peut être un conflit de voisinage : le sujet n’est pas nouveau, et le traitement qu’en propose Sorogoyen n’est pas si brillant que cela - le cinéaste espagnol me semble très surcoté. Classiquement, il veille à soigneusement doser la montée de la pression qui s’exerce sur le couple : une simple apostrophe à Antoine au bar, puis une visite nocturne, puis un sabotage, puis on barre le chemin en frappant la vitre de la voiture. La bonne idée est d’avoir utilisé à contre-emploi le physique massif de Denis Ménochet : ce n’est pas un violent, il est même assez craintif, et il compte sur une caméra pour prouver le harcèlement dont il est l’objet.

Tout cela est plutôt bien mais a un petit air de déjà vu. Dans quelques scènes pourtant, Sorogoyen sort du lot. La première au bar, où Xan déploie un discours violent qui n’est nullement tourné contre Antoine. Beau plan-séquence autour de la table. Et, à la toute fin de la scène, apparaît le Francese, à qui on fait simplement remarquer qu’il pourrait dire bonjour et au revoir. On n’est pas des bêtes quoi. La deuxième met en scène Antoine et Lorenzo, le frère un peu simplet de Xan, qui propose de l’emmener puisqu’il est en panne. Lorenzo joue à démarrer quand Antoine arrive, par trois fois. La tension de cette scène est parfaitement orchestrée. La troisième se déroule à la station-service : là aussi, une tension digne d’un hold-up alors qu’il ne s’agit que de filmer Xan à son insu. La quatrième est la longue discussion entre Antoine et Xan au bar, déjà évoquée.

Tout, hélas, n’est pas de ce niveau. Le film souffre d’un travers courant, qui le tire vers le banal : la multiplication des scènes illustratives. Antoine et Olga retapent une ruine, Antoine et Olga font leurs semis, Antoine et Olga vendent au marché, Antoine et Olga se baignent... Autant de petites vignettes insérées entre les scènes fortes, auxquelles est associé un but scénaristique. J’en vois l’utilité, mais il faudrait procéder autrement, regarder du côté des frères Dardenne par exemple, qui parviennent à sublimer les gestes du quotidien... Sorogoyen ne maîtrise pas cet art-là. Sans compter que c’est parfois assez gros sabots : la scène du repas d’anniversaire des voisins, avec la chouette idée des deux pulls au même motif, est évidemment là pour tempérer le propos du film. En l’occurrence : non, toute la population locale n’est pas hostile, il y a aussi des gens du crû accueillants et chaleureux.

Une autre faiblesse vient modérer l’enthousiasme : la dernière partie, après l’élimination d’Antoine. Belle scène d’ailleurs, préparée par celle des chevaux qui ouvrait le film. Une bonne idée que cette mise à mort par étouffement : le film annonçait que c’était pour sauver les chevaux qu’on les immobilisait ainsi. Pour une bonne cause, donc. comme ici où l’assassinat d’Antoine ouvre la voie à une solution pour les deux frères. Sauf que même ça ne suffit pas à décourager Olga. L’ellipse est surprenante : juste derrière le meurtre de son mari, on découvre Olga très calme chez elle. On voit qu’elle fait des recherches mais on l’attendrait fébrile, voire affolée. On n’apprendra que plus tard qu’un an s’est écoulé depuis le drame. Olga est une énigme, qu’incarne le visage fermé, dur, presque viril, de Marina Foïs. Elle qui commençait à douter face à son Antoine inflexible, la voilà plus déterminée que jamais à rester, maintenant qu’il a disparu.

Pourquoi alors, parlé-je de faiblesse ? D’abord parce que, derrière le climax du meurtre, le film dure trop. Les scènes illustratives reprennent de plus belle, avec Olga seule. Ensuite, à cause de l’arrivée au premier plan de la fille d’Olga et Antoine : le film d’hommes, centré sur Antoine, Xan et Lorenzo, devient un film de femmes, centré sur Olga, sa fille et la mère des deux criminels. Trés bien, sauf que ça ne fonctionne pas. La longue scène d’explication entre Olga et la jeune femme est pourtant bien écrite, et Marina Foïs s’y montre très juste. Le problème, c’est Marie Coulomb, qui n’a pas du tout les épaules pour un tel morceau de bravoure à la Bergman. Se mettre en colère requiert beaucoup de talent (ou de métier ?) et tout le monde n’est pas Piccoli...

L’idée de cette dernière partie était bonne : quitter les codes du western (le saloon et ses joutes verbales qui précédent la violence, les grands espaces, le milieu hostile aux étrangers, l’argent comme source de conflit), pour un versant plus psychologique, voire mélo (ça pleure à la fin). Sa réalisation pèche, et le film perd en vigueur.

Après Que dios nos perdone, mon impression sur Sorogoyen se confirme. Un cinéaste intéressant, oui, le nouveau grand du cinéma espagnol, c’est encore loin d’être avéré.

Jduvi
7
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le 10 août 2022

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Jduvi

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