Une jeune femme, le regard vide et l’air perdu, avance d'un pas de somnambule dans la grande artère silencieuse, quand les pleurs d’un nouveau-né alentour, la sortent de sa torpeur.


Brusquement, le visage figé de l’inconnue se détend et s'anime, une ébauche de sourire éclairant même ses traits : elle se penche sur le landau, soulève avec une infinie douceur le petit corps vagissant et le serre follement contre elle, transfigurée.


Mais à l’expression de bonheur extatique succèdent bientôt les cris d’une mère voyant son enfant dans les bras d’une autre, laquelle s’éloigne, radieuse, pressant sur son sein le bébé apaisé, endormi dans sa chaleur.


Sally Forrest, yeux clairs et silhouette fine à la Lee Remick, incarne avec une vraie sensibilité Sally Kelton, jeune fille naïve d’une petite ville provinciale de l’après guerre, qui peine à faire exister la joliesse de ses 19 ans entre une mère possessive et geignarde et un père absent.


Des rêves plein la tête, Sally n’en manque pas : fascinée par le pianiste de jazz du bar qu’elle fréquente, le regard brillant d’une émotion contenue, la jeune exaltée ne peut détacher ses yeux des doigts déliés courant sur les touches, de cet air presque hautain que le musicien arbore, cigarette à la bouche, de son élégante désinvolture, de tout ce qui fait de l’artiste nomade un être à part dans le quotidien morne et sans attrait qu’elle a connu jusque-là.


Une sortie un soir, ses jolies épaules dégagées au grand dam de sa mère, Sally, serrée contre Steve le temps d’une danse alanguie, se sent enfin vivre, éperdument amoureuse de "son" musicien qui la fait rêver.


Ida Lupino, qui débutait, ne nous noie pas de dialogues, mais se met au service d’un drame social débarrassé de tout pathos, avec quelques images choc qui en disent plus sur les êtres, que de longs discours, comme ce passage, très parlant, où Steve, tout à son étreinte passionnée avec Sally, expédie d’une pichenette sa cigarette dans l’eau, la caméra filmant la dérive du mégot au gré du courant, à l’instar de la jeune femme ballottée dans les bras de son amant en leur première nuit d’amour.


Des flash back prennent le relais pour tracer le portrait inattendu d’une âme blessée, d’une femme bien loin du romanesque hollywoodien de l’époque.


Dans la promiscuité d’une cellule, où son « rapt » l’a conduite, Sally se remémore les événements qui ont marqué sa vie : sa fugue pour échapper à l’emprise étouffante de ses parents et rejoindre Steve, son voyage dans l’autocar de nuit , sa rencontre avec Drew, jeune homme blessé de guerre, adorable et prévenant qui tombe en amour pour elle, « at first sight »


Mais surtout, elle ressent encore dans sa chair et son âme ses retrouvailles ratées avec Steve et son atroce souffrance devant l’indifférence insupportable de l’homme aimé, un être désabusé, obnubilé par sa condition de pianiste obscur qu’il traîne après lui comme un boulet, un homme sans joie et sans attaches, meurtri semble-t-il par la guerre encore proche et incapable d’aimer.


Une première réalisation, rapide et sans fard où Ida Lupino prend à bras le corps le problème des filles-mères, « sujet de société » important à l’époque et l’on ne peut qu’être admiratif devant la maîtrise d’une débutante, tout en délicatesse et en retenue, en pudeur aussi, comme en témoigne cette très belle scène d’accouchement par césarienne que Sally, quelques gouttes de sueur perlant sur son front, revit dans une vision embrumée.


La compassion qui s’exprime dans la peinture de ce foyer pour mères célibataires, traduit, de façon trop appuyée peut être, la confiance d'Ida Lupino envers les institutions sociales, la directrice de l’hôpital, dans le film, faisant preuve d'une bonté et d'une compréhension légèrement excessives avec ses protégées, pour autant, on ne saurait guère en tenir rigueur à la cinéaste.


Un beau mélodrame donc, qui évite les pièges du mélo, et dont le point d’orgue reste sans conteste la fuite éperdue de Sally à travers la ville, poursuivie par Drew, qui l’attendait et la retrouve, libre, à sa sortie de prison, un éclopé fou d’amour prêt à mourir pour elle : deux blessés de l’existence vibrant à l’unisson d’un présent à reconstruire, ultime rempart pour tenter d’oublier les souffrances du passé.

Aurea

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