Avant que nous disparaissions, j’ai quelque chose à te confier.


Moi aussi, il y a certains concepts que je n’ai jamais maîtrisés, que j’aurais voulu voler à d’autres. Juste par curiosité, pour comprendre, mais aussi pour mieux communiquer avec mes semblables. Celui-là, en particulier, que tout le monde brandit ostentatoirement autour de moi : le concept de famille. Quelle étrangeté. J’ignore si le plus bizarre, cela dit, est qu’il ne m’ait jamais imprégnée, ou son existence en elle-même. Non, vraiment, quand on y pense, pourquoi se sentir un devoir moral à l’encontre de certains de nos congénères sur la simple base du sang partagé et de la condamnation à la vie ? Pourquoi, au nom de ce concept, devoir pardonner l’inacceptable, et devoir bazarder une affection sans mérite ? Surtout, pourquoi en faire un point central de son être au monde, au point de vouloir absolument en reproduire le modèle et bien souvent le constituer en Graal ? Si, élevés par la communauté, ils n'en avaient jamais entendu parler avant, l'idée ne les ferait-elle pas ricaner ? Je suis prête à écouter leurs arguments, bien sûr, mais pour moi ça n’a rien d’évident, et cela, eux ne sont pas prêts à l’accepter. Suis-je moins humaine parce que je ne partage pas cette définition avec eux ? C’est ce qu’ils semblent suggérer, avec dégoût ou pitié : cette lacune conceptuelle me disqualifie de l’espèce.


La religion aussi, je l’ai enviée. Quelle belle invention qui ne repose sur rien ! J’admire ceux capables d’y soumettre leur pensée par la seule force de leur volonté de croire – et je suis sincère. N’est-elle pas, après tout, impératrice de tous les concepts, c’est-à-dire de l’arbitraire cristallisé ? Celle-là même qui nous apprend à nous en remettre à eux. Elle est le concept même du concept, l’alpha et l’oméga, l’ouroboros de la pensée humaine. Son joker ultime, celle qui engloutit dans ses jupes maternelles tous les interstices demeurant entre les constructions sociales, et assèche tous les doutes qui filtrent par eux. Que cela doit être rassurant et reposant, de vivre dans l’ombre dense de cette idée qui fait écran avec l’implacable soleil de la rationalité. Pourtant, il n’est pas de rationalité sans concepts, n’est-ce pas ? La béatitude creuse des parents d’Amano à qui il en a beaucoup pris en témoigne. Alors à quel moment le concept passe-t-il de ce qui maintient notre intellect à flots à ce qui l’enserre et l’immobilise ? A quel moment les briques de la maison deviennent-elles les barreaux de la prison ? Ce trou béant dans mon mur d’enceinte, me rend-il plus vulnérable ou dégage-t-il seulement l’horizon ?


Avant que nous disparaissions, j’ai quelque chose à te confier.


Moi aussi, je pense que ma route a croisé la leur, à plusieurs reprises, car certains concepts que je croyais un jour maîtriser ont cessé de faire sens à mes yeux. Le travail. Le couple. Le genre. Ils étaient là, patiemment élaborés et distribués par mon espèce, polis jusqu’à devenir dépourvus d’aspérités. Versés jour après jour dans l’entonnoir engoncé dans mon cerveau, ils l’avaient imbibé, m’avaient donné les codes pour me repérer, pour orienter mes désirs et aspirations en fonction du grand projet autodéterminé par ma race. Solidifiant l’arbitraire, ils sont les piquets de l’enclos où le troupeau se rassemble. L'isolement de la société aidant, je dois l’admettre, j'y avais été bien moins biberonnée que mes congénères, et cela sans doute m’a valu mon indélébile statut de mouton noir. Absorbée toute mon adolescence durant dans une performance visant à simuler au mieux ces systèmes de valeurs qui me semblaient aussi aléatoires qu’aberrants, que tous ces efforts me paraissent vains à présent ! Que de temps perdu à essayer d’intégrer des concepts qui se sont depuis liquéfiés sous mes yeux, prouvant par là-même leur fragilité originelle ! Vivant cette dissolution comme une épiphanie, j’en traque désormais les dernières traces pour en dénoncer la duperie.


Ma mère m’a dit que cela l’inquiétait, cette perte de repères de ma génération. Pourquoi les gens ont-ils si peur d’être libres ? Cela plus que tout reste imperméable à ma pensée. Quel mal y a-t-il à vouloir abattre ces murs, effacer ces lignes dans le sable ? N’enlève-t-on pas les petites roues du vélo de l’enfant lorsqu’il est assez grand pour avancer sans elles ? Oui, c’est vrai, nous ne pouvons vivre sans concepts, ils sont les frontières nous protégeant du vertige insoutenable du libre arbitre. Pourtant, quelqu’un que j'admire et respecte, aux paroles anoblies par les années et la puissance d'enseignement, m’a dit un jour que le motif de l’âge adulte était de déconstruire toutes les mutilations que l’éducation avait perpétrées sur nous, pour ne conserver que celles en accord avec notre être profond. Et tant de ce que l’on m’a appris glisse sur moi sans trouver prise. Faut-il continuer à tenir à bout de bras la carcasse désarticulée de définitions mortes ? Pour cet homme à qui Shinji prend la propriété, c’est bien cette perte de sens qui semble donner sens à sa vie. Pour le patron de Narumi qui perd le travail, ne semble-t-il pas soudain plus épanoui sans le fantôme visqueux de cet héritage d’un autre temps ? Le travail, le couple, le genre. Que de constructions qui ont dépassé leur date de péremption !


Avant que nous disparaissions, j’ai quelque chose à te confier.


Moi non plus, je ne tiens pas à la vie. Ce n’est pas que je veuille mourir, seulement je suis lasse et fatiguée de vivre. Je n’irai pas au-devant de ma fin, mais si elle vient à moi, pourquoi résister quand se résigner semble si simple et naturel ? Il y a peu de temps j’ai fait un rêve d'une glaçante limpidité. Une vampire pointait sur moi son revolver. Représentait-elle une autre facette de moi, était-elle l’incarnation de ma génitrice, symbolisait-elle ma crainte d’être abandonnée de toi ou était-elle une réminiscence du genre féminin que l’on m’a imposé ? Peu importe. Au moment où la peur a vrillé ma poitrine, je su que je ne voulais pas lutter. Je ne voulais pas que cette éclosion de détresse ne se prolonge et ne s’intensifie dans la fuite. Je renonçai à cette décharge d’adrénaline qui me déchirait de part en part. Le jeune homme que j’étais s’est agenouillé, a demandé à la vampire de faire ça vite et a joint ses mains en une creuse position de prière. La balle a traversé ma tempe. Enfin, j’étais libre. Et dans tout cela, étrangement, ma conscience a survécu : seule est morte la terreur. Ne serait-ce pas ça, le véritable visage de l’au-delà ? L’ataraxie. Cioran écrivait bien : "La vie inspire plus d'effroi que la mort : c'est elle qui est le grand inconnu."


Au fond, chacun aspire secrètement à la mort, comme un baume salvateur. Je l’ai compris aux larmes martelant la porte de ma gorge lorsque Wakamiya s’exclame du fond de sa détresse : « Je ne savais pas que je voulais me suicider ». Nous portons tous le suicide en nous, n’est-ce pas, comme une asthénie de l’âme ? Comme Narumi, je serai au pire un peu déçue que l’histoire s’arrête avec un si court préavis, mais au fond, ce temps que je pensais avoir devant moi, qu’en aurais-je fait ? En aurais-je, de toute façon, vraiment disposé ? Je perçois les échos de la profonde mélancolie qui s’agite en elle, qui caresse sa poitrine éreintée par de déjà trop nombreuses respirations. En définitive, peut-être même que, comme Sakurai, je serais prête à prendre une part active dans cette apocalypse. Comme lui, je n’ai su trouver ici-bas la satisfaction de mon ego, j’ai le sentiment d’avoir passé une existence à agiter pathétiquement mes bras dans le vide, et j’ai là face à moi une ultime opportunité de donner un sens à ma présence au monde. Si mon espèce ne m’a pas permis de me distinguer, la leur au moins m’en offre la dignité. Pourquoi devoir protéger mes semblables au détriment de mon propre destin ? Si la réalisation de mon être tient dans l’étreinte complice de l’inévitable, la notion de trahison tient-elle seulement ? C’est peut-être, après tout, un autre concept que l’on m’a volé.


Avant que nous disparaissions, j’ai quelque chose à te confier.


Moi non plus, je ne parviens pas à me représenter clairement le concept d’amour. Qui le peut ? Alors, de longues nuits durant, de longs sanglots durant, il m’a interrogée. Tu l’as entrevu, n’est-ce pas ? Tu en as senti l’attraction, l’appel du vide. L’appel du vide dans ma poitrine. Mon cœur a une fuite, par laquelle l’amour s’écoule. Un trou béant comme celui de Kyûta. Et parfois, j’aimerais tellement pouvoir y couler le ciment d’une définition. C’est pour cela, sans doute, qu’ils sont si nombreux à avoir leur réponse toute prête. Leur guide codifié, des pages de symboles annotés de la valeur qui leur est attribuée. C’est de cela, sans doute, que leur vient l’étrange manie de revendiquer et de labelliser leur entourage. Des rôles préfabriqués, aux fiches pré-remplies, avec de strictes lignes directrices. Pourtant, cela comme le reste est arbitraire. Cela comme le reste est une façon de se rassurer face à l’immensité d’un concept sur lequel l’esprit humain a si peu de prise. Redécoupé et articulé en concepts plus modestes mais délétères qui permettent de le rendre vaguement intelligible à ceux qui se sont accordés sur la recette, il devient une addition incomplète. Un puzzle dont les pièces mal taillées ne s’emboitent jamais vraiment. La possessivité, la jalousie, l’abnégation, l’insécurité. Ces pis-aller scandés ad nauseam ont fini par prendre la place du véritable concept.


Je suis bien placée pour le savoir, moi qui vis si obstinément en-dehors de ces rassurantes balises. Car il me suffit de brandir un mot pour mettre à terre toutes leurs croyances. Le concept de compersion. Il me suffit de m'abreuver à l'auge de leurs regards médusés, de leurs dénégations irritées. Qu'il leur parait absurde, ce concept, simplement parce qu'ils n'ont pas été formés à l'humanité par son filtre ! Pourtant, quoi, vont-ils vraiment essayer d’invalider ma propre expérience, mon propre ressenti, mon propre être au monde ? Dire que je fais erreur, que je suis manipulée ? Alors qu'ils y pensent : laquelle de nos deux attitudes est-elle la plus calquée sur un modèle chaque jour de toutes parts réinjecté ? Mais je ne suis point une évangélisatrice. Qu’il est lassant, épuisant d’essayer de défendre ses propres mots posés sur le plus puissant, mais aussi le plus changeant et indéfinissable de tous les concepts. De cela non plus, je n’ai plus l’énergie. Pour cela non plus, je ne veux plus combattre. Quelle importance, après tout, puisque par essence même l’amour échappe aux définitions que l’on peut s’en faire ? C’est parce qu’après tout, il n’existe pas. Il est une visite, un souffle. Il ne survit pas au moment où il est en nous. Il ne survit pas au moment où ta silhouette se dessine, où ton regard s’éclaire, où ton rire tinte, où tes mains me caressent, où ta peau brûle la mienne – fusse en pensée. Et dans ces moments-là, quel besoin aurais-je du concept ? Dans ces moments-là, il n’est nul besoin d’en avoir une représentation, puisqu’il est mon être au monde. Dans ces moments-là, comme pour Narumi qui regarde Shinji, mon être sait tout entier. Je t’aime.


Je crois que, quelque part, j’ai perdu le concept de critique.

Shania_Wolf
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le 10 oct. 2017

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Lila Gaius

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