La tentation est grande, trop sans doute pour Misumi qui s'emploie, dès le troisième épisode, à injecter dans la série Baby Cart des réflexions toutes personnelles sur le poids du passé et plus particulièrement sur les effets pervers induits par une obéissance aveugle aux traditions. Dans l'esprit, il tente de faire le lien avec une thématique qu'il a déjà exploré avec la trilogie du Sabre, et notamment La lame diabolique, et qui composera, bien plus tard, la substance de son testament filmique, Les derniers samouraïs. Si les intentions sont louables, on peut néanmoins s'interroger sur la prise d'une telle greffe dans un univers cinématographique qui privilégie ostensiblement l'effusion sanguine aux épanchements philosophiques...
Fort de son expérience avec Zatoichi, Misumi a le mérite de modifier constamment son approche de la série afin d'assurer son évolution : la narration brouillonne entrevue dans Le Sabre de la Vengeance se verra ensuite épurée à l'extrême, la surenchère en gore de L'Enfant massacre va maintenant laisser place à une approche critique envers la dévotion absurde aux traditions. Ce virage scénaristique surprend et séduit, nous laissant espérer une intrigue plus consistante et surtout une exploration conséquente de la personnalité fascinante d'Ogami Itto. Si la démarche employée n'est malheureusement pas une totale réussite, elle permet à Dans la terre de l'ombre d'échapper au destin de simple "beat them all" en se parant des atouts des classiques du chambara. Ce qui, en soi, relève déjà de l'exploit !
On retrouve ainsi la réflexion de Misumi plutôt bien incarnée par l'opposition entre deux samouraïs antagonistes, Itto et Kanbei. Si les deux hommes sont mués par le même respect à l'égard du sens de l'honneur, ils s'opposent par leur lecture du Bushido, formant ainsi les deux facettes d'une même utopie. Kanbei à tout pour incarner le plus parfait des samouraïs : de sa silhouette élancée jusqu'à son respect des codes ancestraux, en passant par son attitude calme et réfléchie, il semble symboliser un modèle de vertu et de droiture. Seulement, les apparences sont parfois trompeuses nous souffle le cinéaste, qui se fait un malin plaisir de faire transparaître l'inhumanité – ou plutôt l'humanité perdue – de son personnage : sa dévotion est telle, qu'il applique froidement le bushido et en vient à tuer des hommes désarmés ou des femmes violées... en ces temps obscurs, le poids des traditions finit par assécher les êtres de tout ce qui fait la nature même de l'homme, à savoir le cœur, les émotions, la réflexion...
Reprenant habilement ce qu'il avait mis en germe dans le premier épisode, Misumi exalte une approche résolument humaniste des traditions, à travers la figure d'Itto qui prend ses distances avec le bushido afin de redonner tout son sens au mot "honneur" ! Il y parvient notamment au détour d'un admirable plan-séquence, dans lequel le recours à la caméra subjective rend éminemment symbolique l'attitude du loup solitaire : alors qu'Itto se sacrifie pour sauver une prostituée, on épouse son regard et donc la cause humaniste qu'il défend. C'est du pur Misumi, remarquable en tout point !
Seulement, Dans la terre de l'ombre serait une totale réussite si notre homme ne se perdait pas dans une surenchère explicative qui tend à déséquilibrer sa narration et à dénaturer son projet. L'exemple le plus probant est celui de la séquence finale où l'interminable laïus de Kanbei en vient à occulter le plaisir lié à la vision du combat. Misumi, en oubliant parfois qu'il n'est plus aux manettes de la trilogie du Sabre, se montre contre-productif : la transition entre castagne et philosophie n'est pas toujours heureuse et déroute bien souvent un spectateur qui est là avant tout pour voir du gore, du délirant, du spectaculaire ! Il lui suffisait, tout simplement, de faire confiance à son sens de l'image pour que le film ne soit pas inutilement surchargé : le soin apporté à la représentation d'Itto (tendre avec son louveteau, mettant sa lame au service du faible) s'oppose avec suffisamment d'éloquence à la bestialité des samouraïs (dont le summum est atteint avec la scène du viol) pour se passer de tout discours superflus.
On se consolera néanmoins avec une mise en scène toujours aussi efficace lorsqu'il s'agit de rendre compte de la tension et de la violence des combats. On appréciera ainsi quelques trouvailles qui font leur petit effet (la vue subjective de la tête décapitée, l'utilisation de la lame comme miroir pour guetter l'ennemi...) et surtout une esthétique qui assume pleinement sa parenté avec le western spaghetti. Que se soit les effets employés (le cadrage au niveau des yeux, les nombreux zooms, la musique) ou les accessoires utilisés (revolver, mitrailleuses, explosifs...), tout renvoie au western et forme un univers cinématographique aussi étonnant que passionnant. Certaines scènes éveillent d'ailleurs nos souvenirs cinéphiles en faisant joliment le lien avec les films de Leone, comme l'affrontement entre Itto et une petite armée qui rappelle Pour une poignée de dollars. Le meilleur de Dans la terre de l'ombre se trouve bien là, dans le délire, l'outrance, l'action jouissive, la désinvolture ou, pour dire autrement, dans une dimension populaire qu'il n'aurait jamais dû quitter.