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Ballad Of A Small Player - A Couteaux Tirés entre Netflix et Berger

C'est l'histoire d'un mec qui débarque après Conclave et All Quiet on the Western Front, et qui nous fait nous poser la question de savoir si il va finir par se casser la gueule sur ce projet direct to Netflix. Certains l'espéraient, le pensent peut être sincèrement, mais je trouve que Berger fait du Berger encore plus Berger avec encore plus de Berger filmé de manière impeccable avec une réelle prise de risque et explorant un scénario aussi beau qu'il est fourni, et il livre tout simplement une petite pépite visuelle hypnotique avec cette adaptation du roman de Lawrence Osborne. Ce film vient donc rafler la mise, les moutons, le chien, et le cul de la bergère. Lequel êtes vous?


Cette histoire suit Lord Doyle, un britannique corrompu en fuite à Macao après avoir volé l'argent d'une vieille dame et qui se perd désormais complètement dans son addiction au jeu dans les casinos et sous les néons et les feux d'artifices chinois.


On est loin très loin du réalisme austère et de la reconstitution historique méticuleuse de ses films précédents, ici Berger embrasse complètement l'artifice et la stylisation et le côté halluciné d'un homme qui se noie volontairement dans ses propres vices et le résultat est absolument captivant et refuse systématiquement de donner au spectateur le confort d'une résolution claire ou d'une catharsis facile.


Ce qui frappe immédiatement c'est à quel point James Friend, le directeur de la photographie, qui a aussi shooté All Quiet on the Western Front, impressionne avec cette utilisation absolument dingue des reflets, des néons, des surfaces vitrées, qui créent cette atmosphère de rêve éveillé permanent où on ne sait jamais vraiment si ce qu'on voit est la réalité ou une projection de l'état mental complètement fracturé de Doyle. Chaque plan est composé avec précision, Berger et Friend développent leur propre langage visuel qui est plus froid plus clinique plus oppressif malgré toute la beauté souvent lyrique des images. Les scènes dans les casinos sont particulièrement réussies avec cette façon de filmer les tables de baccara comme des autels où Doyle vient sacrifier ce qui lui reste d'humanité et on contraste avec une vraie douceur sur les péniches asiatiques, dans les lieux de culte etc. La caméra tourne autour de son cobaye, Lord Doyle, avec cette fluidité hypnotique pendant que les néons se reflètent sur son visage en sueur, en larmes, en pleine crise de panique et sur ce costume rouge déjà iconique qu'il porte pendant une bonne partie du film. Berger prend des risques formels vraiment intéressants avec des ellipses brutales et des sauts temporels qui nous désorientent complètement et il joue avec notre perception de la même manière que le jeu détruit celle de Doyle = It's more like winning than winning itself, and everyone knows you are not a real player until you secretly prefer losing. La maîtrise technique de Berger est au top et la partition pulse et gronde pour créer cette tension sous-jacente permanente même dans les moments les plus calmes.


Colin Farrell en Lord Doyle est tout bonnement phénoménal et livre probablement une de ses meilleures performances dans un rôle qui aurait pu facilement verser dans la caricature du blanc occidental qui se perd en Asie mais qui reste constamment on point parce que Farrell joue tout en micro-expressions et en regards fuyants et en ce langage corporel d'un homme qui essaie désespérément de contrôler quelque chose, n'importe quoi, alors que tout lui échappe complètement. Le personnage de Doyle est fondamentalement une merde qui a volé une vieille dame (blindée aux as donc bon osef) et qui s'enfuit lâchement à Macao pour flamber le fric aux tables de baccara, mais Farrell arrive à trouver cette humanité et cette vulnérabilité qui fait qu'on ne peut pas complètement détester Doyle malgré tous ses vices et qui en fait le réel personnage principal de cette fable mystique.


Le film ouvre sur une scène de suicide où un homme se jette d'un immeuble et cette mort plane sur toute la narration comme un présage de ce qui attend potentiellement Doyle s'il continue sa spirale, on se demande même si Doyle n'est pas mort dès le début du film, et cette piste propose une des lectures. Car Doyle passe ses nuits à boire et à jouer au baccara punto blanco cette reine sale et pute des jeux de cartes et ses jours à cuver ses excès dans des hôtels louches pendant qu'il doit 350000 dollars hongkongais à son hôtel et que sa santé se détériore progressivement jusqu'à cette crise cardiaque terrifiante qui le frappe mais qui ne change finalement que très peu son comportement autodestructeur. Il y a aussi ces moments hallucinés où Doyle voit un fantôme dans son propre reflet cette figure spectrale qui le regarde depuis les miroirs et les surfaces vitrées, souvent lorsqu'il se laisse aller dans ses excès et qui suggère soit qu'il est hanté par un hungry ghost soit qu'il en est un lui même, soit que les hungry ghosts dont parle le folklore chinois sont réels et l'ont marqué comme l'un des leurs, Berger filme ces apparitions avec une ambiguïté délibérée qui fait qu'on ne sait jamais si c'est réel ou halluciné ou symbolique. La relation entre Doyle et Dao Ming jouée magnifiquement par Fala Chen est le vrai cœur émotionnel du film, ils se rencontrent à une table de baccara ou Doyle se fait laver par une petite vieille, Doyle supplierai presque Dao Ming de lui faire crédit, et s'en suit la scène du suicide qui est dans le film passé pour celui d'un autre. (étrange ressemblance entre la femme qui cri de désespoir ayant perdu son mari, et Dao Ming mais bon, peut être que je vois trop loin) Ils développent ensuite cette connexion intense et codépendante où Dao semble comprendre exactement ce que Doyle traverse parce qu'elle a elle-même ses propres démons et sa propre relation toxique avec Macao et l'argent, s'étant enfuie avec les économies de son père et ayant provoqué son décès "de chagrin". Leur chimie est électrique mais d'une manière étrange, détachée et éparpillée, qui rend leur relation profondément triste à regarder parce qu'on ne sait jamais vraiment si c'est de l'amour authentique, de la manipulation mutuelle ou simplement des hallu'. Chen est parfaite dans ce rôle qui aurait pu être qu'un trope orientaliste mais qu'elle habite avec une intelligence qui rend Dao Ming impossible à cerner vraiment, qui rend crédible cet espèce d'attirance entre les deux personnages et qui pose tout le long du film la question de savoir si elle est réelle ou si elle est une manifestation surnaturelle envoyée pour sauver Doyle ou pour le damner définitivement, le film refuse de répondre clairement. Tilda Swinton apparaît aussi dans un rôle secondaire en Cynthia Blithe et apporte cette présence magnétique et rajoute de ce côté loufoque qu'a le film et qu'elle a toujours.


Le roman d'Osborne, publié en 2014, a été comparé à Graham Greene et Dostoïevski pour sa façon de mélanger thriller psychologique et ghost story dans l'univers des casinos de Macao, et Berger avec le scénariste Rowan Joffé qui a passé sept ans à développer le projet capture vraiment l'essence de cette atmosphère moite et hallucinée même s'ils prennent quelques libertés avec le matériel source. Le bouquin est une étude sombre et introspective du déclin et de la décomposition avec cette prose exquise qui recrée l'atmosphère des casinos et la psychologie des joueurs de baccara, Osborne qui est aussi travel writer utilise Macao de manière brillante parce que ce livre ne pourrait pas se dérouler à Vegas ou Monte Carlo, ici les légendes chinoises anciennes se mélangent avec les idéaux occidentaux et les hungry ghosts de l'au-delà bouddhiste ces esprits qui étaient des humains dévorés par leurs désirs et finissent en enfer jamais satisfaits. Le roman tisse ces superstitions tout au long de la narration et on se demande progressivement si Doyle n'est pas déjà lui-même un hungry ghost perdu dans ce monde, et le film de Berger préserve brillamment cette dimension mystique ou surnaturelle avec ces fantômes qui apparaissent à différents moments et dont on ne sait jamais vraiment s'ils sont réels ou des hallucinations ou quelque chose de plus symbolique sur la culpabilité et la rédemption. Le script adapté par Joffé refuse l'approche classique en trois actes pour privilégier quelque chose de beaucoup plus cyclique et répétitif qui mime la spirale descendante de Doyle, certains diront que c'est vide ou que ça manque de substance narrative et honnêtement même des lecteurs du roman trouvaient déjà que Doyle était un personnage ennuyeux et pas assez intéressant pour porter toute l'histoire, mais pour moi c'est exactement ça qui rend le film si puissant parce que Berger comprend que l'addiction n'est pas vraiment à propos de ce qui amene là mais à propos de cet instant présent perpétuel où l'on est complètement consumé par le vice.


Le vrai problème avec Ballad of a Small Player c'est qu'il sort sous la bannière Netflix et que ça biaise immédiatement la perception du film parce que tout le monde arrive avec l'idée préconçue que Netflix = contenu formaté pour le streaming casual et que forcément ça ne peut pas être du vrai cinéma ambitieux, alors qu'en réalité si ce film était sorti en salles via A24 ou Neon ou n'importe quel distributeur indé avec une vraie campagne festival et une sortie limitée avant d'élargir progressivement, là on se branlerait dessus, Farrell serait front-runner pour une récompense, au lieu de ça le film est lâché direct sur la plateforme et disparaît dans le flot infini de contenu Netflix très souvent de mauvaise facture, c'est vrai, et les critiques arrivent déjà avec leurs gros panards prêts à descendre le film pour être trop lent trop stylisé trop formaté pour l'audience mainstream de Netflix. C'est profondément injuste parce que Berger livre ici un film aussi techniquement impressionnant et aussi artistiquement audacieux que n'importe quelle sortie prestigieuse de l'année avec cette cinématographie de Friend qui devrait encore une fois être dans toutes les conversations, cette direction d'acteurs impeccable et ces choix formels risqués qui prouvent que Berger n'a pas peur d'aliéner une partie de son audience pour servir sa vision, mais parce que c'est Netflix les gens vont le matter sur leur télé en scrollant leur téléphone et vont se plaindre que c'est trop lent ou trop prétentieux sans réaliser qu'ils regardent un film visuellement accompli qui mérite d'être vu et même revu.

Le modèle Netflix a des avantages, évidemment, notamment l'accessibilité et le fait que des millions de gens vont pouvoir découvrir le film alors qu'en sortie salles limitée il aurait probablement fait cinquante mille entrées maximum, mais ça reste frustrant de voir un film de cette qualité traité comme du contenu jetable parce qu'il arrive sur une plateforme de streaming plutôt que dans une salle obscure avec un public qui a payé son ticket et qui est donc mentalement préparé à s'investir vraiment dans l'expérience. Cela dit, pour s'investir complètement dans une expérience, il faut accepter de pouvoir regarder plusieurs fois car le film possède un point encore plus intéressant que sa réalisation ou ses acteurs.


Cette possibilité de double voire triple lecture du scénario qui laisse tout ouvert à l'interprétation et qui refuse de donner des réponses définitives est également un point fort de cette adaptation. Est-ce que tout ce qu'on voit est réellement arrivé ou est-ce un fantasme, une vision d'avant la mort? Est-ce que Dao Ming est une vraie personne ou une manifestation surnaturelle ou simplement une projection des désirs de Doyle, est-ce que la winning streak miraculeuse de Doyle à la fin est due à la chance mathématique ou à une intervention surnaturelle des hungry ghosts et des esprits chinois qui peuplent Macao, est-ce que Doyle atteint vraiment une sorte de paix monacale et de détachement intérieur à la fin ou est-ce qu'il est simplement trop détruit psychologiquement pour ressentir quoi que ce soit. Le roman d'Osborne jouait déjà sur cette ambiguïté avec une fin surnaturelle imperceptible qui nous confronte à l'idée que rien de ce qu'on a lu n'était tout à fait réel, et Berger préserve brillamment cette openness en refusant catégoriquement de donner une résolution claire, Certains critiques ont dit que Berger ne se souciait plus de ses personnages arrivé à la fin du film, mais personnellement je trouve que cette ambiguïté finale est cohérente avec le reste du film et surtout vu les dialogues et la mise en scène qu'il propose et cette mise en lumière de toutes les facettes brisés de Doyle, injuste de dire encore que parce que la production est mainstream le réalisateur ne se soucie pas de ses personnages. C'est aussi potentiellement une métaphore abstraite sur le retour de la Chine comme puissance majeure avec cette idée que quand t'es on a roll, better roll and roll comme dirait Doyle, lui écrasé par cette machine. Une formulation crude mais pas forcément fausse, ou alors c'est simplement l'étude d'un homme qui se détruit méthodiquement et qui trouve une forme étrange de rédemption non pas en arrêtant mais en acceptant pleinement sa nature autodestructrice et en faisant la paix avec ça d'une manière tordue. Le fait que le film supporte toutes ces lectures simultanément sans en privilégier aucune est exactement ce qui le rend si riche et si digne d'être revisité.


Ballad of a Small Player reste pour moi une des œuvres les plus accomplies de l'année, un film qui prouve que Berger n'est pas juste un réalisateur compétent mais un véritable artiste qui a quelque chose à dire sur l'addiction et la perte d'identité et cette façon qu'ont les êtres humains de se détruire même quand ils savent exactement ce qu'ils font. Ouais c'est lent ouais c'est contemplatif ouais ça refuse de donner des réponses faciles et ouais c'est probablement trop stylisé pour son propre bien parfois mais ça a le mérite d'être du cinéma au sens noble du terme qui fait confiance à son audience pour accepter l'ambiguïté et la complexité. Berger avec ce film prouve qu'il peut être aussi audacieux qu'il est techniquement impeccable et c'est exactement ce genre de prise de risque qu'on veut voir de la part des réalisateurs qui ont maintenant la crédibilité et les moyens de faire ce qu'ils veulent vraiment. Le fait que ce soit sur Netflix ne devrait pas diminuer sa valeur artistique mais malheureusement ça le fera pour beaucoup de gens et ce de manière automatique, et c'est dommage parce que derrière cette esthétique hallucinée et cette plateforme mainstream, Berger livre un vrai beau film qui soulève de très importantes questions et pistes de réflexion supporté par un Farrell toujours excellent et par une histoire réellement impactante. Une réussite. Dsl d'être un gueux inculte, je vois les critiques et les ratings assassins, mais au moins je fais pas semblant de profiter de mon moment ciné devant un brutaliste ou un Mickey 17 aux fraises juste parce que la prod est bonne et la communauté cinéphile juge que ce sont des purs films.


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