Un banc, un arbre, un jardin. Soudain, une fille nue traverse l'écran en courant, semblant fuir. A l'intérieur de la maison, des ados, ivres, nus pour la plupart, prenant un bain, se roulant des pelles, baisant baisant et baisant: une partouze. Voilà les premières images de Bang Gang (une histoire d'amour moderne), premier film d'Eva Husson.


A travers son oeuvre, la réalisatrice nous présente le quotidien d'une bande d'adolescents d'une ville de la côte atlantique, des journées passées au lycée au retour au sein de la cellule familiale, des liens amicaux aux relations sentimentales et sexuelles. Laetitia (Daisy Broom) est amie avec la jolie George (Marylin Lima - la révélation du film): toutes deux croisent la route d'Alex (Finnegan Oldfield) et Nikita (Fred Hotier), deux potes qui les invitent à venir passer un après-midi dans la vaste demeure du premier. George couche avec Alex sur le canapé du salon, sous les yeux des deux autres. La fille a visiblement des sentiments. Le mec n'en a rien à cirer et ne la calcule pas. C'est alors que, lors d'une soirée entre lycéens, il couche avec sa meilleure amie Laetitia. C'est alors que s'opère un basculement dans l'histoire puisque c'est au cours de cette soirée que George soumet aux autres l'idée du "bang gang", soit une partouze filmée, événement qui sera réitéré à plusieurs reprises, avec d'inévitables conséquences.


Ce point de départ simple laisse suggérer l'idée d'un énième teen movie (à la française), d'autant plus que la forme tend à prendre le pas sur le fond au cours de la première partie du film. Eva Husson nous propose, en effet, une mise en scène esthétique, baignée de lumière naturelle, caressée par la chaleur du soleil de la côte basque, jouant avec ses personnages via des slow motion et des instants de flou. Sous le regard de Mattias Troelstrup (directeur photo), elle apporte une sorte de fraîcheur et de modernité à ce qui ressemble à un long clip, dépoussiérant le genre du teen movie". Elle parvient à éviter l'écueil de la vulgarité lorsqu'elle filme ses jeunes échangeant leurs partenaires, baisant en trio sur un canap face à un film porno ou partageant un véritable moment d'amour à l'écart: comme chorégraphiées, les scènes de sexe mêlent à la fois réalisme et cession aux codes stéréotypées du porno. Elle revendique une position d'observatrice, quasi-sociologue, dénuée de sens moral, si ce n'est qu'à la fin du film lorsque les parents découvrent le pot aux roses. Elle ne juge pas ses héros, ne les conspue pas, ne les bride pas. Elle les laisse libres de leurs actes et de leurs comportements, sans pour autant délivrer une approbation ou un consentement vis-à-vis de leurs activités sexuelles. Elle se contente de regarder, comme nous spectateurs (un peu voyeuristes, on assume), et d'y apporter une touche réflexive à ce qui se déroule sous nos yeux lorsqu'approche la fin de partie. Ce n'est en effet qu'au cours de la dernière demi-heure que nous parvenons à saisir les enjeux qui se dissimulent derrière l'histoire de ces jeunes et à distinguer le pourquoi du comment de la chose.


Ce qui frappe d'abord dans Bang Gang (une histoire d'amour moderne), c'est l'éclatement de la cellule familiale. Les jeunes apparaissent comme livrés à eux-mêmes, échappant au regard et au contrôle parental, à un âge auquel la déconnexion vis-à-vis de cette sphère de vie se fait progressive et grandissante. 16 ans, c'est le stade de l'insouciance et de l'idéalisme, celui auquel on aspire à vivre sa vie, à entreprendre des expériences, à tenter des choses, celui auquel on apprend à se connaître soi-même intérieurement et intimement, celui auquel on se cherche indépendamment de ses parents. Parents vis-à-vis desquels une tension peut s'exprimer, tout en maintenant une dépendance affective et matérielle: ils expriment un rôle de référent, imposent un cadre et des limites (en mode permission de minuit, passe ton bac...), incarnent une autorité. Si on retrouve cette image à la fin du film, il n'en est quasiment point question au début, si n'est qu'à travers le père de Laetitia lui collant une gifle après qu'elle soit rentrée à 2h du mat' d'une soirée à la plage (ou chez Alex peut-être, je sais plus). Son père passe la semaine en déplacement pour son boulot, alors que la mère est inconnue au bataillon (du moins pour le spectateur). La mère de George est hôtesse de l'air, par conséquent souvent dans les airs, tandis que le père vaque à ses occupations pendant que sa fille s'occupe de sa soeur et des tâches domestiques une fois rentrée du lycée. Le père de Gabriel (voisin de George) est lourdement handicapé depuis six mois et assisté au quotidien dans ses moindres gestes par son épouse, qui sollicite l'aide de son aîné rechignant parfois face à l'ampleur de la tâche (genre la douche). La mère d'Alex fait des recherches archéologiques au Maroc, il ne voit plus son père: libre donc à lui d'occuper l'espèce de vaste manoir avec la piscine et le jardin qui va avec, et d'y organiser des ... bang gang. Cela participe pour chacun des ados de la recherche de ses propres limites, individuelles mais ici exprimées au sein d'un collectif de pairs, d'une communauté à laquelle s'apparenter: cette quête du "clan" apparaît comme un fil rouge récurrent des teen movie (cf. le très bon docu Beyond clueless) et permet à l'ado de se forger une identité (aussi superficielle puisse-t-elle être) au sein du vivier que représente le lycée, tel un reflet du miroir sociétal.


Cette quête de soi prend racine au sein d'une atmosphère métaphoriquement apocalyptique, au sein d'un été caniculaire et d'un enchaînement de catastrophes ferroviaires. Ces bang gang apparaissent comme l'expression d'une liberté sexuelle et la revendication (dénuée de construction réflexive et politique de la part de ces ados) d'un droit à la baise dans une période où conservatisme et puritanisme font leur grand retour, où des associations intégristes entravent la liberté artistique au nom de ce que représentent et expriment les créateurs, qu'il s'agisse d’œuvres cinématographiques très explicites (Love) ou faisant crûment dérouler sous nos yeux une belle histoire d'amour entre deux femmes (La vie d'Adèle), d'expo photos représentant des couples homosexuels dans leurs instants de bonheur (Les couples imaginaires d'Olivier Ciappa à Toulouse) ou de sculptures évoquant explicitement les parties génitales (le sapin de Paul McCarty place Vendôme, Kapoor à Versailles), et où un député d'extrême-droite propose carrément d'interdire le porno au nom de la moralité et sous des prétextes féministes (ce dernier argument étant concevable s'il ne venait pas de la part de ce camp là de l'échiquier politique!). Par ailleurs, à cet âge charnière, de rupture, que représente l'adolescence, la sexualité est ici un exemple du franchissement des étapes auquel tout individu est confrontée au cours de sa vie. On teste ses limites, on se cherche, tout en essayant de se conformer à un référentiel commun permettant d'éviter l'exclusion, la mise à l'écart, dans une période de la vie où le niveau de confiance en soi flirte souvent avec le zéro et le mal-être souvent présent. Ici, le bang gang apparaît comme un moyen d'évacuer ce mal-être, cet état de tension et d'ébullition intérieure permanente et propre à chacun: chaque corps et chaque sexe sont l'égal de l'autre, au mépris de tout jugement extérieur, l'individualité s'efface au profit du collectif, au sein duquel les partenaires se ressemblent et se rassemblent, se changent et s'échangent, en faisant un fuck littéral à la morale et aux normes sociétales établies. Preuve aussi que les relents ultra-conservateurs, s'ils connaissent une expression publique, se voient opposer un droit à la liberté sexuelle et à la liberté tout court, une liberté de baiser avec qui on veut, quand on veut, comme on veut, hétéro ou homo. Comme dis Polnaref, "moi je me fous de la société et de sa prétendue moralité". La sexualité, c'est une liberté, nul n'a à la brider ou à la juger, point barre.


S'il s'agit de contrevenir à ce qui est érigé en norme par une société hypocrite sur le sujet, ce bang gang ne représente cependant pas moins qu'une cession à un code stéréotypé érigé par le porno. Levons d'emblée toute éventuelle ambiguïté, il ne s'agit nullement pour moi d'émettre une opinion, appréciative ou dépréciative, ou un quelconque jugement sur l'activité sexuelle de nos héros, le porno ou bien autre chose. Il s'agit plutôt d'expliciter, de tenter de délivrer des clés, depuis le début de cette critique, sur ce phénomène, mis ici en scène par Eva Husson à partir de faits divers ayant émaillé l'actualité au cours des dernières années (et dont j'avoue ne pas avoir entendu parler). Bref. La vision de la sexualité présentée ici apparaît donc comme normée par les codes distillés par l'industrie pornographique, que ce soit en termes de représentation des corps, bruts, animaux, bestiaux ou de la femme, puisque le plaisir de l'homme apparaît primer sur celui de sa partenaire, les positions sexuelles étant à cet égard parlantes et reprenant les stéréotypes distillés dans les films pornos quant à la domination masculine (sodomie, le mec seul entouré de meufs, absence de représentation de l'homosexualité ...). La cerise sur le gâteau étant la scène où George, seule dans une chambre, voit ses futurs partenaires faire la queue pour voir leurs désirs et leurs envies assouvis par cette dernière. Tout en ne prétendant pas ériger cette vision de la sexualité adolescente en norme, tout en évitant l'écueil de faire du cas une généralité à l'expression générationnelle, Eva Husson pointe l'absence d'éducation sexuelle, qu'elle émane de la structure familiale (délicat) ou de l'institution scolaire (contrairement à bien d'autres pays), puisque la seule nourriture des jeunes, le seul référentiel dans lequel ils peuvent rechercher des "inspirations", c'est le porno. En ce sens, le réalisme dont je parlais précédemment fait écho à un irréel fantasmé par les adolescents, quant à la vision de la sexualité diffusée par le X. Ce dépassement des limites s'exprime à travers une mise à nu de l'individu dans une sorte d'épreuve collective et ritualisée d'appartenance au groupe, dont on peut discuter le réel consentement de chacun à l'acte (le fait-on par réelle envie personnelle ou plutôt pour suivre le mouvement général au mépris de son propre épanouissement?). Or, sont évoquées également des questions de santé: nous découvrions plus tard que l'absence ou l'usage limité de capote (une réalité aujourd'hui au vu des stats) aura ainsi des conséquences sur l'état physique des participants, bien qu'elles ne soient pas irréversibles.


En outre, l'activité sexuelle semble ici représenter un palliatif à l'ennui que semblent éprouver les personnages au cœur des quartiers résidentiels de la station balnéaire dans laquelle ils vivent. Sans doute à l'instar de beaucoup de villes côtières, celle-ci manque de vie hors saison. En dehors de la vie lycéenne, les activités des ados sont ici limitées: l'une passe son temps à poser des selfies sur Facebook, l'autre mate des épreuves sportives à la télé affalé sur son canapé, un autre encore participe à des séances clandestines de combat quand il ne fait pas de la musique sur son ordi, tous réunis se rassemblent un après-midi de pluie au bord d'une piscine à ne rien faire. Le bang gang est alors un palliatif, un moyen de mettre du piment dans un quotidien duquel on veut échapper, de quitter cet ordinaire - aussi difficile soit-il pour certains - dont on cherche la fuite. La sexualité se définit alors en tant qu'activité sociale, associée à la prise d'alcools et de drogues.Afin de casser la monotonie du quotidien et de rompre encore plus avec la norme et les conventions, c'est alors qu'émerge l'idée de filmer les bang gang, cette euphorie et cette jouissance collective à laquelle on associe désormais une notion de performance. Il ne s'agit même plus de s'appréhender en tant qu'individu, en tant que soi, mais plutôt tel un rôle au sein d'un jeu sexuel, où il s'agit d'enchaîner les prouesses ensuite soumises à évaluation des pairs et de soi-même, ou quand le jugement ne disparaît pas complètement... Cette quête d'une identité à travers la volonté d'appartenir à un groupe devient un leurre, puisque c'est une mise en scène de soi, et non la révélation de son identité réelle à laquelle on prétend, comme si tout cela était un fake, dans lequel l'artificialité de l'événement dépassant le besoin et l'envie d'assouvissement de désirs mutuellement partagés. Seulement, en filmant ces bang gang en vertu d'une volonté d'en limiter la diffusion au cadre des participants, ces derniers n'ont pas mesuré les conséquences de leurs actes puisque, ô surprise, la vidéo mettant en scène George et le défilé de mecs se retrouvera sur You Tube.


"C'est médiocre.. Des jeunes font la révolution et vous, vous revendiquez le droit de baiser toujours plus"


C'est alors que survient l'éclatement de la bulle, de la communauté, le bang (attendu) du gang. Finie l'insouciance, retour à la réalité froide et implacable, celle qui ne fait pas de cadeaux et qui nous sort du leurre. La vérité est alors révélée au grand jour, le scandale éclate, moral et sanitaire. Comme si l'adolescence en tant qu'épreuve personnelle ne suffisait pas, comme si nos héros ne voulaient déjà pas se soustraire au regard d'autrui, les voilà jugés sur la place publique. Par obligation, la cellule familiale est tenue informée et intervient, de manière différenciée selon les parents, du silence à la réprobation, en passant par la fuite et la déception.


Le père de Gabriel estime qu'on peut baiser comme on veut, mais que cette revendication du droit à une sexualité toujours plus libre et croissante est médiocre, comme s'il exprimait une déception vis-à-vis du manque d'aspiration et d'engagement de cette génération (thèse discutable si nous nous référons aux travaux de la sociologue Anne Barrère, qui mettent en évidence l'existence d'une éducation buissonnière, de formes d'engagement dépassant les traditionnelles structures institutionnelles). La mère de George exprime la réprobation à travers une réaction d'une violence physique et verbale inouïe: elle veut foutre celle qu'elle traite de "traînée" dehors, l'exclure de la légitimité du cercle familial. Cette dernière trouvera son salut dans les bras de Gabriel, avec lequel elle va vivre son histoire d'amour moderne. La mère d'Alex, que ce dernier rejoindra au Maroc, préférera le silence au jugement, tandis que le père de Laetitia optera pour la fuite.


Pour tous, ce bang gang marque la fin d'une époque, d'une expérience au caractère mythique, d'une histoire moderne qui se muera en légende dans les couloirs du lycée. La dislocation de cette communauté d'appartenance, à laquelle plus personne ne souhaite désormais s'identifier, engendre la fin d'une solidarité tacite et collective, ainsi que la rupture avec un cercle amical, qui s'expriment via la fuite ou la recherche d'un nouveau départ hors du cadre territorial de cette fiction réelle.


Aux airs d'une bande originale électrique et envoûtante, entrecoupée de musique classique pour souligner la naissance de ce mythe, et en dépit de ses imperfections (rythme inégal, manque de réflexivité et de profondeur dans la première partie), ce Bang Gang apparaît comme un coup d'essai aussi lumineux que le propos est sombre. Outre la révélation de jeunes acteurs adoptant un ton juste et réaliste alors qu'ils sont littéralement exposés aux yeux du spectateur, le film marque les débuts prometteurs d'une véritable réalisatrice, Eva Husson.

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le 29 janv. 2016

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