Les racines de Belladonna s'inscrivent au Japon, au crépuscule des années 60.


À cette époque, la télévision commence à s’imposer dans les foyers, si bien que la fréquentation des salles obscures décroît considérablement. L’industrie cinématographique, soucieuse de proposer au spectateur nippon un divertimento que son modeste tube cathodique ne peut lui offrir, trouve une nouvelle manne dans l’érotisme. Ce sont, après l’émergence du pinku eiga, les prémisses du roman porno, porté aux nues par l'ancestrale Nikkatsu. Le secteur de d’animation, également meurtri par l'emprise tentaculaire du petit écran, se met à son tour à exploiter la fascination générée par autant de dépictions sensuelles et charnelles.
Osamu Tezuka, figure de proue de la japanimation à la tête de la société Mushi Production, entreprend dès 1969 de superviser la création de contes érotiques... En résultera la trilogie des Animerama. Si le premier film, Les Mille et Une Nuits, jouit d’une bonne réception, Cléopâtre, Reine du Sexe est un échec désastreux. Monstrueusement mal distribué, pâtissant de la déliquescence des studios d'animation et nimbé d'une aura expérimentale difficilement exploitable, La Belladone de la Tristesse marquera la fin de la Mushi, ponctuée par le départ de Tezuka. Une œuvre catastrophique, in fine… mais pétrie d’ardeur, d’influences picturales, et d’inventivité.
Le film prend place dans un cadre médiéval et narre l’histoire de Jeanne et de Jean, deux serfs épris l’un de l’autre. Le jour de leur mariage, le seigneur use de son droit de cuissage et arrache la virginité de Jeanne. Violée, mal-aimée par un époux symboliquement castré par l’évènement, la belle sombre dans un sommeil troublé par l’apparition d’un incube à l’aspect phallique, qui en fera une puissante sorcière en échange de ses faveurs sexuelles. Revigorée, Jeanne ne tardera pas à s’attirer la suspicion des petites gens et la jalousie des puissants…


Belladonna, réalisé par Eiichi Yamamoto, est librement inspiré d'un essai de Jean Michelet : La Sorcière, sorte de conte libertaire parcourant les thèmes de la féminité et de la sorcellerie au Moyen-Âge. Drastiquement heurté par des restrictions techniques, l'œuvre est essentiellement composée de panoramiques sur de longues frises ou de travellings optiques sur des aquarelles à l’expressivité viscérale, aux courbes évocatrices de l’Art Nouveau. L'animation minimaliste du film laisse place à une prolificité créatrice débridée, apte à transcender les aspects phantasmatiques du récit en exploitant l’intensité d'images souvent statiques. L'emploi d'une myriade de codes esthétiques distincts, unis par la vision artistique radicale de Kuni Fukai (et impérialement structurés par un montage d’une efficience rare), subliment du reste les impacts émotionnels provoqués par la kyrielle de ruptures de ton rythmant le métrage. Oscillant entre volutes Klimtiesques et monstruosités quasi-cubiques, Belladonna est hypnotique, violent, chimérique et plein de volupté… d’aucuns pourraient l’ériger en acte artistique absolu (presque anti-cinématographique au sens littéral du terme, si l’on exclue la virtuosité d’un montage générateur de mouvement), passant outre les limitations imposées par sa forme pour rendre princièrement grâce à son fond. Jeanne, jeune vierge violée par son seigneur, est magnifiée par la découverte et l’assouvissement progressif de sa sexualité. À mesure qu’elle offre son corps au démon, l’obsession nourrie par les modestes gens à son égard croît - et les couleurs de se succéder, et les traits de s’affirmer, et les styles de proliférer… à la manière d’un orgasme.


Comment ne pas admirer la force sensitive de Belladonna ?


Dans une série d’éclats oniriques, articulés – à l’instar de l’hétérogénéité de l’ensemble - par une bande-originale grevée de leitmotivs déchirants et de morceaux allant de l’acid-jazz au rock psychédélique (et par les voix des illustres Aiko Nagayama et de Tatsuya Nakadai, rompant avec la rigidité de l’animation), Belladonna propose au spectateur un torrent de passion. Dans un Moyen-Âge régi par la mort, où tout ne semble être que violence, famine et maladie, l’émancipation graduelle d’une femme entraînant dans son sillage un petit peuple tyrannisé et rongé par l’obscurantisme, enfante une œuvre d’une beauté prodigieuse, dans laquelle l’infamie du viol et les bacchanales orgastiques parviennent à être retranscrites avec lyrisme… Si la singularité du film risque d’en révulser certains, l’indifférence ne sera jamais de mise devant cette belladone si pleine de vie… et la place qu’elle ravit dans un ultime tableau.


Entre orient et occident. Sublime à jamais.


Œuvre-culte aussi précieuse qu’avant-gardiste, Belladonna ressortira le 15 juin dans une version restaurée 4k sublimant la richesse esthétique du film… Il serait malheureux de rater cette occasion de découvrir – ou redécouvrir – une perle cachée de l’animation japonaise.


(retrouvez la critique sur aVoir-aLire -> Belladonna)

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le 7 mai 2016

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