Le cinéma, c'est la magie. Peut-être que c'est un des messages les plus évidents que l'on tire de ces huit heures passionnantes que l'on aimerait voir et revoir encore pour s'y évanouir tout à fait. Dans une séquence qui tranche assez avec le reste du film, un espagnol de la noblesse raconte son voyage à Paris et explique comment il a assisté à l'invention des frères Lumière, il invite par la suite tout le gratin à regarder ce qui serait le premier film à avoir jamais foulé le sol des Philippines (apparemment ça serait un film de Lav Diaz accéléré !). Mais ce n'est pas tant le visionnage et la réaction des gens qui compte (ils sortent effrayés par le réel qui soudain prend le relais derrière le drap qui sert d'écran), mais bien ce qui précède. Car avant de s'installer, on regarde le numéro d'un magicien local qui fait des tours de cerceaux et de foulards assez classiques. Faisant donc parti de cette expérience de spectacle d'émerveillement, le cinéma a cette capacité à nous transporter hors du monde commun et de ses lois, de nous plonger au cœur d'un univers où les subterfuges techniques sont légions, mais où l'aisance du prestidigitateur permet de nous y fondre et d'y croire complètement. Le travail de metteur en scène de Lav Diaz, toujours aussi exigeant ici, est finalement très proche à mes yeux de celui d'un tel magicien.


A l'origine de ce film épique, l'ambition de retracer certains des événements qui ont conduit à la révolution des Philippines contre la colonisation espagnole à la fin du 19 ème siècle, et aussi de la ré-inventer en partie, de la mystifier et de la transcender. Il s'agit donc pour la première fois chez Lav Diaz, d'un film tout en costumes d'époques, avec un très grand nombre de figurants et de personnages variés, où l'on décèle les débuts de ce qui pourrait être une fresque, même si le film est sans cesse rattrapé par l'aspect minimaliste et contemplatif de son auteur à d'autres instants, surtout dans la seconde partie du film où la narration se délite peu à peu vers une épure totale plus proche de son style habituel. Le phénomène du temps que l'on éprouve à la vision complète d'un de ses films est peut-être encore plus fort ici, tant dans sa construction tout finit par se déliter pour nous faire ressentir ce qui serait la sensation ultime du rêve au cinéma, ou du moins du souvenir du rêve le plus proche que nous aurions, de ces élans de vie étranges et surprenant, de ces obscurs échos d'histoires, parsemés de longues plages mélancoliques (Ely Biendia, chanteur génial que l'on voit ici interpréter quelques chansons révolutionnaires à la guitare sèche) où nous sommes comme soumis à des forces telluriques. Il y a cette idée de traverser un film comme une époque et donc d'en faire la pleine expérience, de parcourir aux côtés des personnages leurs angoisses, leurs espoirs de façon assez distanciée pour êtres témoins avec eux des bouleversements ; être libre pour goûter le champs et penser le hors-champs.


Dans le premier segment, où l'installation des enjeux est faite sans grandes ruptures, on assiste à la naissance de réelles séquences d'action (poursuites dans la ville entre colons et résistants) au sens classique du terme, ce qui est assez surprenant venant de Lav Diaz, considérant l'évolution de son travail depuis le début des années 2000, caractéristique du "cinéma lent" refusant les scènes aux chorégraphies complexes. Mais même dans ces quelques (courtes) scènes, impossible de lui retirer ses cadrages superbes, sa composition des plans si méticuleuse et son goût pour ne surtout pas découper dans l'action (le plan séquence est roi). On est toujours en présence d'une mise en scène à base de plans larges, qui donne un aspect très théâtrale à certains passages, d'autant plus que l'effet de distanciation caractéristique de son cinéma est ici renforcée par le soin de la reconstitution. On n'est plus dans l'Histoire moderne comme avec ses films sur l'arrivée du règne de Marcos par exemple, ou des kidnappings des années 90, mais bien vers 1897.


En basant la majeur partie du récit dans l'épaisse jungle qui couvre les deux montagnes jumelles où a été enlevé Andrés Bonifacio (un des meneur de la révolution), et en mettant non pas ce potentiel héros en avant mais sa compagne et d'autres victimes du régime colonialiste, le scénario prend à contre-pied les films du même calibre où le pouvoir tyrannique est remis en place par l’action commune de groupuscules héroïques. Ici, dans la logique typique des œuvres "Lav Diazienne", on ne se concentrera pas seulement sur les victimes puisque l'on assistera également aux préparatifs des pro-espagnols pour saper les forces résistantes, on suivra également les pérégrinations d'autres personnages plus ambivalents qui finiront par s'acheter une conscience, d'une façon ou d'une autre, voire des protagonistes apparemment sans lien avec l'intrigue, mais qui constituent le paysage de ces années là (une secte d'inspiration chrétienne notamment).
Vers les 2-3 heures de film, un petit groupe commence une quête pour retrouver le corps du révolutionnaire Bonifacio dans la forêt, quête qui sera semée d’embûches aussi maladroites que cruelles puisque le général en chef espagnol enverra trois brigands les tourmenter. A priori manichéenne la composition des équipes cache en réalité des destins très différents et des motivations contrariées. Le ton du film et les relations des personnages, leur rattachement aux peuples et aux causes rappelle très fortement les œuvres Shakespeariennes telles que Macbeth. Trahisons, réconciliations et remords déchirants sont présents. Dans tous ces personnages, on reconnaît sans mal la clique d'acteurs fidèle qui suit Lav Diaz depuis ses débuts, et c'est un vrai plaisir de les voir tour à tour prendre le rôle de bourreaux, de femmes endeuillées, de traîtresses, d'artistes...
Le récit démultiplie les points d'accroche vers la 4ème heure avec même une autre expédition désespérée où l'un des pires ennemis de la révolution (Simoun, joué par l'excellent Piolo Pascual) est sauvé et transporté en barque. Cette configuration permet donc au corps manquant de Bonifacio de se matérialiser en celui de Simoun. Le corps de ce dernier, meurtri, est emmené dans la jungle à traverser les différents cercles de l'enfer. Et lui reviennent alors, au fur et à mesure des étapes, tous les souvenirs, les poèmes de son pays, enrichissant sa beauté et sa complexité.


On suit donc parallèlement de nombreuses pistes, selon la logique propre à celle d'une série, où l'action diluée sur le long terme nous tient malgré tout en suspens par l'absence de résolution immédiate de certains arcs narratifs, et l'abondance des nouvelles possibilités de récits. Une forme de suspens s'érige alors que les protagonistes semblent pourtant avancer de plus en plus dans un paysage gangrené par le chaos, la misère et une beauté oppressante qui met leurs santé mentale à rude épreuve. Les espoirs du groupe pour trouver le corps du révolutionnaire se tarissent, la quête semble sans fin, et les rencontrent malsaines se multiplient alors que leur cohésion est mise à mal.


Le film est entrecoupé de séquences assez déconcertantes et drôles, avec des personnages au jeu très accentué, surtout les trois brigands qui sèment les personnages dans la forêt, dont les ricanements, les postures outrées prêtent au rire plus qu'à l'effroi. C'est encore plus le cas pour la dame au chien blanc qui bataille tant bien que mal pour garder l'animal dans ses bras, moments aussi gênant qu'amusant où le chien pourrait bien symboliser cette liberté perdue du peuple philippin, serré dans les mailles d'un occupant trop collant.
Berceuse pour un sombre mystère est serti séquences élégiaques magnifiques, par exemple vers la fin du film quand Simoun atteint enfin la mer après un long périple. A ce moment, le temps semble suspendu, et le métrage gagne une nouvelle rythmique. Plus tôt, vers la 4ème heure, il y a un passage par une sombre grotte où se produit un discours illuminé puis un rituel aussi étrange qu'inquiétant, avec un sublime moment de chant où tout paraît pétrifié dans l'extase - à l'image des stalactites, strates de l'Histoire suspendues dans l'espace et le temps. Un homme-oiseau dont le masque fait clairement référence aux médecins de peste se ballade également dans quelques scènes, personnage mystérieux que l'on retrouve furtivement dans La saison du diable, dans ce qui semble être des souvenirs d'enfance où s'annonçait la corruption future. Ainsi l'oeuvre entière de Lav Diaz livre un méta-langage artistique sur l'Histoire de son pays et articule tout un panel de figures locales autour des décombres de la barbarie humaine.


Le film est visuellement sublime, un des plus beaux que j'ai pu voir (j'aurais vendu mon âme pour le voir au cinéma à l'époque celui-ci), c'est d'autant plus flagrant lors des séquences nocturnes (les plus nombreuses), où des spots de projecteurs irradient d'épaisses masses de brouillard entre les branches des arbres. Des vapeurs enivrantes qui donnent à chaque plan un caractère solennel, magique et poétique qui sied à merveille au récit. Difficile de ne pas être complètement aspiré dans cette Berceuse pour un sombre mystère (quel titre !) et d'en ressortir indemne. Merveille des merveilles, qui place le spectateur au centre d'une élégie sans fin aux questionnements passionnants et aux ambiances inoubliables.

Narval
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le 3 déc. 2018

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Narval

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