« Il a du succès, cet homme. Maintenant et pour toujours. Amen. »

Décidément, l’année 2018 aura su rendre hommage au centenaire de la naissance d’Ingmar Bergman, avec deux documentaires notables sortis tour à tour en septembre dernier. Après un À la recherche d’Ingmar Bergman intéressant mais un peu superficiel, Bergman, une année dans une vie propose une toute autre vision du personnage qu'était le réalisateur suédois.


Les fans auront de quoi se mettre de jolies images d’archives sous la dent, rythmées par des interviews datant d’époques différentes dont certains étaient interdits de diffusion jusqu’à aujourd’hui. À noter qu'il existe deux moutures de ce documentaire : Bergman, une année dans une vie (1h57), et Bergman, une vie en quatre actes (4h). Je parlerai ici uniquement de la première, n'ayant pas eu l'occasion de visionner la seconde qui se veut forcément plus complète et, sans doute, plus cohérente dans son découpage et son montage. Car en effet, s’il est une frustration qui ressort après le visionnage de ce documentaire, c’est le manque de liant, de fil rouge, ou de chapitrage qui permette de mieux cerner les sujets et thématiques abordés. Sur ce point, les quatre actes d’une heure chacun de la version longue devraient largement résoudre ce problème. Cela étant, Bergman, une année dans une vie est déjà un tonitruant « hommage » au maître suédois qui, comme son nom l’indique, se focalise plus particulièrement sur l’année charnière de 1957, tout en agrémentant son propos de réflexions plus générales. Encore une fois, le résultat est plus que satisfaisant, et la version longue sera là pour permettre à ceux qui en redemandent d’approfondir certains sujets (trop ?) brièvement abordés ici.


Dans Bergman, une année dans une vie, la réalisatrice Jane Magnusson s’attache à présenter une facette du cinéaste que le grand public (et peut être même certains de ses fans) méconnaît : son côté sombre, pour ainsi dire. En effet, loin d’être un énième documentaire-hommage vantant les louanges d’un metteur en scène de génie, cette proposition-ci ne manque aucune opportunité pour égratigner l’image de Bergman, désacraliser une figure légendaire du septième art et faire ressortir tous ses vices, en plus des défauts que tout homme peut porter avec lui. Alternant entre d’innombrables interviews d’Ingmar en personne, de ses proches, d’acteurs ou autres collaborateurs, mais aussi des images d’archive exclusives, des photographies de tournage, des extraits de films, le documentaire narre l’étonnant parcours d’un créateur ayant traversé les générations. On découvre un Bergman qui dort très peu, souffre d’angoisses permanentes et de maladies d’estomac qui le rendent irascible, surmené par le travail mais absent de sa propre vie privée.


Cette folie créatrice trouve d’abord son explication dans de nombreux traumatismes d’enfance liés à une éducation terrible, puis son illustration dans cette année 1957, donc, qui vit Bergman accoucher de deux de ses plus grands chefs-d’œuvre, Le Septième Sceau et Les Fraises sauvages, mais aussi d’un téléfilm et de quatre pièces de théâtre à succès. Reconnu par la critique et apprécié du grand public depuis le triomphe de Monika en 1953, le cinéaste suédois a déjà connu en 1957 quatre grandes histoires d’amour dont sont déjà nés six enfants. La réalisatrice ne perd pas une occasion pour souligner sa frivolité, sa lubricité parfois, sa propension à mentir à tout le monde et avant tout aux femmes, à les tromper après les avoir épousées, et bien d’autres facettes insoupçonnées d’un homme indiscutablement fragile. Plus que jamais, on comprend à quel point il se raconte et se dévoile dans ses films : Le Septième Sceau est un exorcisme de sa propre peur de la mort, Les Fraises sauvages une projection de lui-même vis-à-vis de son passé, Sonate d’Automne une lettre d’excuse d’un travailleur fou ayant négligé sa vie de famille, et Fanny et Alexandre une incroyable fresque de cette enfance aux allures de big-bang créatif. Mais Bergman est un créateur de mythes qui mythifie d’abord sa propre vie, brouillant les pistes sur son enfance difficile d’un film à l’autre, grossissant certains traits pour amplifier la dimension dramatique de sa vie ou minimisant d’autres qu’il ne voulait pas voir révélés au monde.


Par exemple, on apprend entre autres son immense admiration pour Hitler et le régime nazi, et ce jusqu’en 1946 alors que la guerre était finie et que la vérité sur les camps avait déjà éclaté. Et même s’il condamnera par la suite ce passage de sa vie, ce mea-culpa ne prend la forme que d’une brève allusion. Jane Magnusson ne cherche aucunement à l’excuser, et montre au contraire toute l’ambivalence de Bergman et la difficulté à le cerner complètement.


Dans le court-métrage d’animation disponible dans les suppléments du DVD, intitulé Vox Lipoma, l’homme qu’était Bergman est caricaturé avec virulence : baratineur, indifférent aux récompenses qui pleuvent sur son œuvre, colérique et tyrannique avec ses acteurs, incapable de se souvenir de l’âge de ses enfants, voire oubliant même l’existence de l’un d’entre eux. Un portrait peu reluisant dont on peut même douter, après avoir vu le documentaire, du degré de caricature tant les témoignages réels ne jouent pas en sa faveur. Malgré tout, il est impossible de renier l’apport que son œuvre aura eu sur le monde du cinéma, aussi Jane Magnusson clôt-elle son film par une note positive, rappelant que malgré tout ce qu’on peut lui reprocher encore aujourd’hui, son génie fut indiscutable et digne de la plus sincère admiration.


Sa part d’ombre, ses amours et ses accès de violence (dont sexuelles), son côté féminin refoulé, son amour irrépressible pour sa mère, ses mariages intempestifs, ses colères répétées sur les plateaux, ses petites habitudes à ne surtout pas bousculer, son impatience, mais aussi son côté potache, sa passion, son caractère d’explorateur artistique et les vertus thérapeutiques de son écriture : Ingmar Bergman, c’est un peu tout cela. Un cocktail explosif de ce qui se fait de mieux et de pire chez l’être humain, dont les secousses infantiles ont engendré une détonation créatrice unique inimitable. Sondant l’âme humaine comme personne, Bergman part de ses propres errances existentielles pour peindre l’humanité tout entière.



« Plus je maîtrise le cinéma comme mode d’expression, plus je vois chaque film que je fais comme une manière d’exprimer des souvenirs, des vécus, des tensions, des situations et des forces. »



[Article à retrouver sur Le Mag du Ciné]

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le 30 mars 2019

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Jules

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