Il est intéressant de revoir Birdman, ou la surprenante vertu de l’ignorance (urg, j’avais oublié ce sous-titre à la c…), quelques semaines seulement après que les vénérables Martin Scorsese et Francis Ford Coppola aient relancé le débat sur la légitimité artistique des films de super-héros, genre de loin le genre plus dominateur du cinéma hollywoodien de ces dix dernières années, en termes de résultats au box-office américain comme international. Avengers : Endgame n’était pas encore devenu (soupir) le plus gros succès financier de l’histoire du cinéma que, voici maintenant cinq ans, Alejandro Gonzalez Iñárritu déplorait déjà le « génocide culturel » perpétré par les grands studios et leurs innombrables suites, reboots, remakes et autres prequels de Batman, Spiderman et autres –man, avec l’occasionnelle –woman par-ci par-là. Ce n’est pas seulement le personnage de Mike Shiner (Ed Norton) qui le dit, mais Iñárritu lui-même, mot pour mot : https://deadline.com/2014/10/birdman-director-alejandro-gonzalez-inarritu-writers-interview-852206/


Les paroles du réalisateur mexicain avaient alors été accueillies avec une relative bienveillance, ou tout du moins indifférence (à l’exception d’une répartie honteuse de Robert Downey Jnr) tandis que celles de Scorsese et Coppola ont suscité une véritable tempête dans un verre d’eau. Les temps ont-ils changé à ce point en cinq ans ? Ce qui suscitait encore un tant soit peu de circonspection est-il entretemps devenu la norme ? On dirait bien, même si les papis de l’Académie des Oscars, chère à Iñárritu, font de la résistance. Depuis 21 Grammes, AGI a montré qu’il savait comment les caresser dans le sens du poil, et le moins qu’on puisse dire, c’est que niveau statuettes, le jeu en valait la chandelle : meilleur scénario original, meilleure photographie, et surtout le doublé ultime, meilleur réalisateur-meilleur film !


Mais je m’égare, le palmarès de Birdman n’ayant a priori pas grand-chose à voir avec notre débat initial. Je dis bien « a priori », car à bien y regarder de plus près, Iñárritu fait ici la même chose que ce qu’il reproche à ses némésis : succomber à la gloutonnerie. Mais là où Marvel et DC ne s’intéressent qu’à l’argent, le natif de Mexico City est quant à lui friand d’honneurs. Succès critique et populaire inattendu, Amores Perros l’a rendu accro. Après deux essais adressés au cosmopolitisme cannois, bienveillant mais apparemment rétif à lui accorder la Palme d’Or, Iñárritu a cependant fini par se détourner de la Croisette pour s’en retourner au Nouveau Monde, bien plus prompt à satisfaire ses besoins.


Soit, après tout. Vanitas vanitatum et omnia vanitas. Sauf que pour un film clamant haut et fort « Une chose est une chose, et non pas ce que l’on en dit », je trouve son racolage évident un brin gonflé. Voilà un adjectif qui sied à merveille à Birdman, d’ailleurs : gonflé, boursouflé même. Le point de départ est pourtant simple : le protagoniste principal, à l’instar du réalisateur lui-même, cherche ostensiblement à se défaire de l’image qui lui colle à la peau. Pour Riggan Thompson (Michael Keaton), ancienne star has-been, il s’agit de s’émanciper du personnage de super-héros qui l’a rendu célèbre, le fameux « Birdman », en mettant en scènes et interprétant une pièce de R. Carver à Broadway. Alejandro Gonzalez Iñárritu, quant à lui, passe outre l’anti-chronologisme de ses débuts, choisissant au contraire de relever le défi du film réalisé en un seul plan-séquence.


Par pur opportunisme mercantile ou parce que les Américains ne savent tout simplement pas qu’il existe un monde hors de leurs frontières, le studio Fox eut beau jeu de clamer qu’il s’agissait du premier long-métrage de ce type, nous savons tous que cet honneur revient à Alexandre Sokourov et son Arche Russe de 2002 – et encore Sokourov y est-il parvenu sans tricher, contrairement à Iñárritu, dont les trucages sont cependant bien fichus, je dois l’admettre. Enfin, vrai ou faux, ce parti-pris du plan-séquence se justifie-t-il dans Birdman ? Je serais tenté de dire que oui, pour peu que l’action demeure confinée au théâtre et à ses coulisses, cloisonnées et oppressantes pour les égos tourmentés qui y promènent leurs diverses frustrations. Là où le réalisateur échoue, à l’inverse de Sokourov et son époustouflant bal final au son d’Une Vie pour le Tsar de Glinka, c’est de parvenir à un finish à la hauteur du crescendo. Si seulement AGI n’avait pas cédé à une autre de ses manies, celle de coller en permanence au visage de ses personnages, la vue d’un Michael Keaton dévalant Time Square en slip aurait été plus grisante qu’elle ne l’est dans le film.


Et puisque je viens de parler de musique, évoquons donc la bande-son, composée de quelques morceaux classiques (dont La Pavane pour une Infante Défunte de Ravel, que l’on peut également entendre dans The Dark Knight rises, ce qui est cocasse), mais surtout des battements lancinants du jazzman Antonio Sanchez ; choix plutôt inspiré pour accompagner les allées et venues ininterrompues des protagonistes au théâtre… pour peu que la musique ne recouvre pas les paroles des acteurs, ce qui est parfois le cas !


Aussi tape-à-l’œil que tape-aux-oreilles, Birdman ne brille pas davantage par son écriture ( « Oscar du meilleur scénario original », laissez-moi rire !), mêlant caricatures (le method actor plus stanislavskien que Stanislavski, les journalistes tantôt pète-sec, tantôt ignares, la critique snobinarde, les actrices qui se découvrent lesbiennes…) et dialogues assénés comme un tir d’obusier ; à savoir qu’il n’y a que la moitié des coups qui font mouche. Hormis la pauvre Naomi Watts, à nouveau prisonnière d’une écriture peu flatteuse, et Zach Galifianakis complètement à côté de ses pompes, tous les acteurs répondent présents, au moins. Ex-Batman, Keaton était évidemment le candidat rêvé pour un pareil rôle (même si ce serait extrapoler que de dire que les deux films de Tim Burton ont torpillé sa carrière), et il se donne de tout son cœur. Bien connu pour être irascible, Norton prend également un malin plaisir à se jouer lui-même, les scènes introspectives entre lui et Emma Stone étant probablement les plus agréables du film.


Voilà pour ma critique de Birdman, ou la surprenante vertu de l’ignorance ; quel rapport avec Scorsese et Coppola, au final ? Il est vrai qu’à la différence de son réalisateur, ce n’est pas tellement dans son propos que Birdman prend parti, mais plutôt de par son traitement : cette manière de dire que l’on peut faire un film intense et visuellement saisissant tout en parvenant à parler d’un homme, avec ses qualités (rares) et ses défauts (nombreux). Tout cela est bel et bien, sauf que comme l’ont fait remarquer nombre de chroniqueurs plus talentueux que moi, Iñárritu n’a pas grand-chose d’autre à grignoter que ce postulat assez simple. Pour un film une minute en-dessous de la barre des deux heures, c’est quelque peu problématique !


Du coup, Iñárritu compense avec ces plans-séquences, de plus en plus ostentatoires à mesure que progresse le film, Keaton et Norton se démènent comme ils peuvent, mais au final, Birdman s’enfonce lentement mais sûrement dans le même travers que nombre des blockbusters qu’il entend dénoncer : beaucoup de bruit pour pas grand-chose.


Nous voilà donc revenus au point de départ, où je m’étonne de la différence de traitement entre les propos d’Alejandro Gonzalez Iñárritu et ceux de ses éminents collègues italo-américains. Ces derniers sont, à maintes reprises, parvenus à concilier divertissement et exploration des tréfonds de l’être humain ; avec Birdman, le Mexicain a essayé – je maintiens qu’Iñárritu a bien des défauts, mais que le cynisme n’en fait pas partie – mais il s’est empêtré dans ses gros sabots ; et pourtant ce sont Coppola et Scorsese qu’on matraque !


Pendant ce temps-là, le débat reste ouvert, Marvel et DC rigolent bien sur le chemin de la banque, merci pour eux, tandis que le cinéma d’auteurs se meurt à petits feux… et qu’Iñárritu, reconnaissons-lui cela, plutôt que de se reposer sur ses lauriers, s’empresse de me faire mentir en nous livrant son propre Apocalypse Now. Un peu comme dans ces comic books qu’il exècre : la suite au prochain numéro !

Szalinowski
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le 20 nov. 2019

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