Car la guerre est sombre et pleine de terreurs

Je caricature volontairement un brin, mais les films sur la Seconde Guerre Mondiale, genre pour le moins prolifique depuis avant même la résolution du conflit, ont tendance à se diviser en deux catégories, comme dirait Tuco : ceux traitant du sujet, avec plus ou moins de légéreté, comme d'un véhicule pour l'aventure virile et la bonne baston, et ceux désireux de coller au plus près aux horreurs vécues par les protagonistes, notamment civils. La première catégorie a marqué les deux-trois premières décennies après la guerre avec des titres aussi variés qu'Un Taxi pour Tobrouk, La Grande Évasion, Quand les Aigles attaquent ou encore Les Douze Salopards, tandis que la deuxième a dû attendre un certain recul, une certaine maturité, pour véritablement prendre le pas à partir des années 90 avec La Liste de Schindler, Le Tombeau des Lucioles, Requiem pour un Massacre ou La Chute. Rares sont ceux à avoir essayé de combiner les deux, à avoir tenté d'insuffler des vertus didactiques et réaliste à un traitement divertissant, et ce Black Book de Paul Verhoeven en fait partie – et en ce qui me concerne, je trouve qu'il a fait bien mieux qu'essayer.


Black Book – titre original : Zwartboek, encore un exemple fumeux d'anglicisation n'ayant aucune raison d'être – est l'histoire de Rachel Stein, alias Ellis de Vries, jeune chanteuse de cabaret juive néerlandaise, qui rejoint la résistance après le meurtre de ses parents par l'Obersturmführer SS Franken et le commissaire félon Van Gein. Ellis (c'est le prénom le plus employé des deux sur l'ensemble du film) est d'abord un élément comme un autre au sein de la cellule dirigée par le communiste Kuipers et le "docteur" Hans Akkermans, jusqu'à ce que le fils du premier, Tim, soit arrêté par les Allemands et enfermé dans les sinistres caves de la Kommandantur de la Haye. Ellis se porte alors volontaire pour une mission particulièrement périlleuse : user de ses charmes pour infiltrer le QG nazi et séduire Ludwig Müntze, chef de la gestapo locale…


Les récits de femmes dans la Résistance et de relations sexuelles – voir amoureuses… - avec l'occupant sont légion, mais rarement aussi bien traités que dans Black Book, de façon très crûe mais touchante, sans le moindre romantisme exacerbé. Je pourrais cependant en dire autant de tous les thèmes abordés par le film, et pas seulement la romance entre la résistante juive et l'officier nazi, car en vérité Black Book est bien plus riche encore qu'il n'y parait de prime abord. Sous couvert de la mission d'infiltration d'Ellis et de l'histoire d'amour qui en découle, c'est un portrait incroyablement complet et nuancé des Pays-Bas en guerre que nous livre Paul Verhoeven.


Ceux d'entre vous ayant déjà vu Robocop, Starship Troopers, The Hollow Man et d'autres œuvres du génie batave savent que non seulement Verhoeven est allergique à tout manichéisme, mais qu'il n'aime rien de mieux que de le tourner au ridicule sous des abords machos et outranciers, avec un humour noir et décapant qui sert à merveille son esprit vif et acéré, un peu comme un adulte qui se déguiserait en adolescent. Ainsi, faisant fi des normes récentes interdisant tout humour à un film traitant d'un sujet aussi sérieux et renouant avec le côté presque potache des productions des années 60-70, le Hollandais violent arrache plus d'une fois le sourire et même le rire de ses spectateurs par son culot dans des scènes aussi osées qu'un coït mis sur écoute ou encore


une érection simulée par un pistolet


! En théorie ce genre de farces devrait saboter tout film de guerre qui se respecte, mais Verhoeven arrive à faire marcher le tout, dieu sait comment.


Serait-ce parce que sa mise en scène est aussi énergique et dénuée de prétention ? Certes, Black Book flirte par endroits avec le film TV, mais son cadre spatio-temporel relativement restreint (enclave fermement défendue par le IIIème Reich, La Haye ne fut libérée que longtemps après le reste des Pays-Bas) lui permet de ne pas partir dans tous les sens et de conserver la cohérence de sa trame narrative tout en brassant large. Verhoeven peut ainsi passer en toute sérénité des enfants affamés des docks haguenois à la débauche des occupants nazis, en passant par les Juifs en fuite sur les canaux et les planques de la Résistance et, sans guère de travail sur la photographie (bon, quelques couchers de soleil un peu m'as-tu-vu de ci-de là…), créer une véritable ambiance, comme si on y était – difficile ne pas songer, à plusieurs reprises, au Journal d'Anne Frank. Ce n'est pas toujours un sentiment très agréable, croyez-moi, car fidèle à lui-même, Verhoeven ne retient pas ses coups. La scène de torture de Tim par Franken, le massacre de la famille Stein, les fusillades, tout cela est assez dur, mais j'ai l'habitude des films de guerre… pourtant, une scène d'humiliation extraordinairement violente et répugnante en fin de film a réussi l'exploit de me faire zapper ! Vous voilà prévenus…


Mais de même que l'humour, la violence n'est jamais gratuite dans Black Book, aussi extrême soit-elle : l'une comme l'autre, comme je l'ai dit, servent à mieux imprimer, à l'acide, le message du réalisateur. Un message sans concessions ; il n'y a pas grand-monde qui sort grandi de cette histoire, et certainement aucune faction. Envahisseurs nazis bien sûr, mais aussi résistants hollandais (communistes comme monarchistes, une différence ténue que Verhoeven illustre assez bien), notables collabos, flics corrompus, simples habitants ou libérateurs canadiens, tout le monde en prend pour son grade. Entaché par aucun patriotisme ni aucune idéologie, dépourvu de la moindre illusion, l'iconoclasme brut de décoffrage de Paul V. est une véritable bouffée d'air frais pour tout amateur éclairé de la guerre de 39-45.


J'ai jusqu'à présent encensé le réalisateur à tous les étages, mais sa réussite aurait été impossible sans toute son équipe et notamment ses acteurs. Composé d'acteurs néerlandais et allemands guère connus en dehors de leurs frontières, le casting de Black Book est parfait, à commencer, bien entendu, par la sublime Carice van Houten. Il s'agissait de ma première rencontre avec celle rendue célèbre depuis par son rôle de Melisandre dans Game of Thrones, et… ce fut le coup de foudre. La performance de Carice est complète, je ne vois pas d'autres façons de le dire. Tour-à-tour enjôleuse, vulnérable, amoureuse, vengeresse, et toujours courageuse et intelligente, la jeune femme est à l'aise dans tous les registres. Dire qu'elle se donne à 100% serait un euphémisme : Carice van Houten utilise ses yeux (magnifiques), sa voix (comme elle illumine Die fesche Lola!) et son corps (no comment) pour créer une héroïne, dans tous les sens du terme. Une leçon à toutes celles et ceux, du côté de chez Lucasfilm et Marvel, qui pensent qu'une "femme forte" doit être constamment infaillible, au point de perdre toute crédibilité et surtout tout intérêt…


Carice est la reine, mais sa cour brille elle aussi de mille feux : bourreau des cœurs des ménagères d'Outre-Rhin, Sebastian Koch (vu également en dramaturge dans La Vie des Autres) apporte ce qu'il faut de romantisme et de froideur pour rendre crédible son personnage du SS repentant, Müntze. Pareillement, Thom Hoffman, le Kevin Spacey batave, parvient à habilement mélanger humour, charme et menace pour donner vie au docteur Hans, résistant mystérieux. Derek de Lint est tout en classe et dignité dans le rôle de Kuipers, de même que Christian Berkel est particulièrement sinistre et visqueux en général SS, rôle à contre-courant pour cet habitué des productions allemandes en costume. À noter également la présence de deux futures stars : Michiel Huisman, futur régulier de Game of Thrones lui aussi, et Matthias Schoenharts, qu'on ne présente plus, dans le rôle d'un des résistants torturés.


Mais les deux autres stars du casting à mes yeux, ce sont Halina Reijn et Waldemar Kobus. La première est bluffante de charisme et de naturel dans le rôle de Ronnie, jeune Hollandaise employée à la Kommandantur, véritable survivante dont l'allégeance va et vient en fonction des circonstances. Il fallait tout le talent d'Halina pour rendre attachant un personnage aussi politiquement incorrect de nos jours, qui vient balayer bien des clichés sur les "putes à boches". Le second, un des acteurs teutons les plus intéressants et les plus engageants que je connaisse, se fait très plaisir en Gunther Franken, SS particulièrement retors sous une apparence grasse et grossière, qui symbolise à lui seul la fusion dont je parlais tantôt, celle entre le cinéma divertissant des années 60-70 et celui beaucoup plus sérieux des années 2000.


Black Book est un diamant brut, un petit bijou que bien trop peu de gens ont vu. Il m'est pourtant difficile de songer à un film portant un regard aussi réaliste et amer sur la Seconde Guerre Mondiale, tout en étant aussi trépidant, drôle et même sexy ! J'irais même plus loin en déclarant qu'il s'agit à mon sens d'un film important, essentiel même : inspirée de faits réels, l'histoire d'Ellis montre bien que rien n'est jamais tout blanc ou tout noir, même dans une lutte à priori aussi pure que celle des démocraties contre le nazisme, et que les premières victimes de la guerre, ce sont toujours l'innocence et la dignité humaine. Une leçon fondamentale dont feraient bien de s'inspirer tous ceux qui essaient de politiser cette période sombre de l'histoire européenne. De fait, Black Book de Paul Verhoeven est un grand film car il traverse les frontières ; combien d'Ellis de Vries, de Ronnie et de docteurs Hans y-a-t-il eu aux Pays-Bas, en France et dans tous les pays occupés d'Europe ?

Créée

le 14 juin 2019

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Szalinowski

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